Florence Salanouve est conservatrice de bibliothèques. Après avoir exercé à la bibliothèque municipale à vocation régionale de Marseille et dans les bibliothèques de l’Université Côte d’Azur, elle occupe actuellement la fonction d’Attachée Livre et débat d’idées à l’Institut français de Prague (Ministère de l’Europe et des affaires étrangères). Depuis toujours, les questions de l’interculturalité et de l’égalité femme/homme la passionnent. Photo : © Eva Kořínková
À l’occasion de la sortie aux Presses de l’Enssib de l’ouvrage Agir pour l’égalité. Questions de genre en bibliothèque qu’elle a coordonné, Florence Salanouve nous livre sa vision des enjeux de ce débat au cœur de l’actualité et de la manière dont peuvent y contribuer les bibliothécaires.
1/ D'où vient votre intérêt pour les questions de genre ?
Trois souvenirs, très personnels, me reviennent. Je me revois, enfant, en train de lire et relire les petits ouvrages rouges dédiés aux grands personnages historiques qui étaient publiés chez Hachette, je crois, et qui étaient écrits par la médiéviste Claude Gauvard. J'avoue que j'avais, à l'époque, deux passions. La première, c'était pour Henri IV, parce que c'était un roi de France qui avait beaucoup d'importance pour la ville de Pau, où habitaient mes grands-parents qui comptaient beaucoup pour moi. Ma deuxième passion, peut-être la plus grande, avait trait aux grandes figures féminines, représentées par Néfertiti ou bien Jeanne d'Arc. Il n'y avait pas beaucoup d'autres femmes, et je me souviens de m'en être fait très rapidement la réflexion....
Puis, pendant mes études en histoire, j'ai persévéré, sans m'en rendre compte véritablement, dans cet intérêt pour l'histoire des femmes, à travers la lecture et l'écoute de la radio. Un grand livre en plusieurs tomes, Histoire des femmes en Occident sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot a beaucoup compté pour moi. De la même façon que les « Lundis de l'histoire », sur France culture, avec Jacques Le Goff et Michelle Perrot. Enfin, c'est à ce moment-là que je me suis rendu compte que je lisais déjà beaucoup d'écrivaines et d'autrices, et que je m'intéressais plus particulièrement aux films dirigés par des réalisatrices.
2/ On n'associe pas d'emblée les termes « bibliothèque » et « genre ». Quelles principales connexions voyez-vous entre les deux ?
Il est vrai que les termes bibliothèque et genre ne sont pas facilement associables. Je suis moi-même tombée dans le panneau dans un premier temps. Lorsque je suis entrée à l'Enssib et à l'Inet, je me suis dit « Maintenant c'est fini. Tu vas faire autre chose maintenant qui ne va pas du tout être en lien avec l'histoire des femmes ni du genre. Et donc c'est terminé ». Je me disais que cette question-là était en suspens, que plus jamais je n'aurais l'occasion de travailler là-dessus. J'étais partagée entre deuil et regret.
En fait, l'articulation entre bibliothèque et genre, je dirais que je l'ai d'abord vécue en tant que jeune professionnelle, ce que je ne suis plus. Ce n'est qu'en commençant à travailler en tant que conservatrice de bibliothèque, j'en parle d'ailleurs de façon humoristique dans l'à propos du livre, que je me suis rendu compte que j'étais toujours prise, lorsqu'on me voyait, pour une stagiaire. Je dirais que cette articulation est souvent encore masquée, alors que, d'une part, la bibliothèque est une institution dont l'histoire a été marquée par une féminisation de son personnel et que d'autre part, la mission des bibliothèques a beaucoup à voir avec la notion de genre, puisqu'il s'agit de promouvoir l'égalité et l'accès de toutes et tous à la culture, au savoir, à l'information.
3/ Certaines initiatives telles que les toilettes non genrées sont-elles pertinentes dans un équipement de service public ?
L'objectif de cet ouvrage est de prendre les lunettes du genre et voir les interrogations que cela pose, dans les multiples aspects que revêt la notion de genre. Le genre, qu'est-ce que c'est ? C'est un concept, une notion qui permet de décrypter les rapports de pouvoir. La politiste Réjane Sénac nous propose dans ce livre, une définition très complète des enjeux contemporains du genre. C'est un outil d'analyse critique sur la façon dont on pense la bibliothèque et le métier de bibliothécaire dans toutes ses facettes.
Il y a une contradiction qui m'est apparue pendant la rédaction de l'ouvrage et que j'ai résumée dans cette question que j'ai posée à Camille Hubert, directrice de la bibliothèque de Dinan, qui a notamment travaillé sur la question de la neutralité et de la notion d'engagement chez les bibliothécaires. La question est la suivante : pourquoi, d'un côté, cela ne gêne personne ou pas grand monde de dire que les bibliothèques ont un rôle politique et pourquoi, de l'autre, ça gêne tout le monde de dire que les bibliothécaires peuvent avoir un rôle politique ? À mon avis, cette question-là est fondamentale. Dans le livre, nous n'apportons pas vraiment de réponse militante. Camille Hubert dit qu'il s'agit d'une ligne de crête sur laquelle nous travaillons, un véritable jeu d'équilibriste.
La vision de ce livre, c'est plutôt de mettre en évidence l'affirmation suivante : si les bibliothèques ont un rôle politique à jouer en faveur de l'égalité, alors les bibliothécaires ont ce rôle aussi.
4/ Où situer la frontière entre l'engagement militant qui doit rester dans la sphère privée et les actions de sensibilisation qui, comme sur d’autres débats de société, ont toute leur place en bibliothèque ?
Cette question rejoint votre question précédente sur la nécessaire ligne de crête dans laquelle se positionne chaque bibliothécaire qui souhaite mettre en place à la fois des projets en lien avec des causes aussi essentielles que les questions d'égalité femme/ homme, la question de la crise climatique, contre les fake news... Le décryptage des rapports de pouvoir, la visibilisation de certaines questions passées sous silence, l'égalité femme/homme, l'accès aux postes de direction, la lutte contre les discriminations, l'attention spéciale sur les questions LGBT, la visibilisation des femmes sur Wikipédia, c'est un travail de longue haleine, qui se situe de façon quotidienne. Ces projets sont-ils vraiment militants, ou sont-ils devenus objectivement des actions citoyennes sur lesquelles nous avons toutes et tous intérêt à nous mobiliser ?
Selon moi, cela va peut-être vous paraître bizarre, mais cela n'est absolument pas militant de mettre en place des actions qui défendent ces projets-là. Pourquoi ça ne l'est pas ? Parce qu'il faut expliquer pourquoi, comment, pour quelles raisons, dans quel but. Par exemple, dans le livre, nous utilisons l'écriture inclusive. Pourquoi ? Parce que cette écriture tente de rendre la langue plus juste. Car ce que nous voulons dire en choisissant cette écriture, c'est mettre en évidence l'idée suivante : les mots ne sont pas neutres, la grammaire ne l'est pas non plus... La façon de nommer n'est jamais neutre, elle nous permet de comprendre les idées, les images, les valeurs qui leur sont associées. Il y a une petite BD là-dessus, intitulée « Ce que pèsent les mots », qui est formidable et qu'il faut lire absolument.
L'objectif, c'est de toujours veiller à expliquer de quel point de vue on se place, et s'il y a discussion, il est nécessaire d'avoir la possibilité de faire naître le débat, en mettant en lumière deux positions qui ne sont pas forcément en phase l'une avec l'autre.
5/ Les bibliothèques auraient-elles toutes intérêt à faire des audits pour savoir si elles sont « safe » comme à la BU d'Angers ?
Loin de moi l'idée de donner des leçons, de lancer des injonctions impossibles ou inadaptées, de les transmettre d'une façon qui paraisse trop rigide. En revanche, il me semble que, si une direction souhaite mobiliser les équipes en lien avec des questions comme l'égalité de genre, la façon de faire de la Bibliothèque universitaire d'Angers peut constituer un modèle, si ce n'est un exemple. Évidemment, c'est modulable, adaptable, en fonction de la taille de l'établissement, de la stratégie de la tutelle, en un mot de la politique d'établissement. Dans tous les cas, l'idée est la suivante : on a toujours intérêt à travailler sur les auto-diagnostics qui sont souvent aussi intéressants, voire plus, et toujours bien moins coûteux que les diagnostics que l'on peut demander à des cabinets extérieurs.
Ce que je veux dire, c'est qu'on a véritablement des compétences dans nos équipes, une intelligence qui foisonne en interne et à laquelle on devrait davantage avoir recours. Alors, utilisons l'intelligence collective pour créer des auto-diagnostics sur les questions d'égalité femme/homme.
6/ Vous appelez à une prise de conscience sur la question du genre. Quels seraient les leviers pour y parvenir ? Les formations ? Les associations professionnelles ?
Comme pour la question précédente, je n'ai pas de leçon à donner. J'aime la méthode des petits pas. Je suis très fière que ce livre soit publié aux Presses de l'Enssib. Le fait qu'il y ait ce livre, qu'on en parle, que l'on puisse le lire, le partager, qu'on puisse savoir ce qu'il se passe. Je crois que c'est déjà beaucoup. L'Enssib, ce n'est pas n'importe qui. C'est un outil et une plateforme d'influence qui agit au quotidien sur la façon dont les bibliothécaires pensent leur métier et mettent en place des actions. Cela dit, l'institutionnalisation du débat (dans ses prémisses) ne doit pas pour autant occulter le travail de terrain, le « labourage » auquel il faut procéder pour que chaque membre d'une institution puisse a minima être sensibilisé à cette question.
Dans ce livre, on a toute une série de chapitres, sur les petits trucs à savoir, sur la façon de construire son argumentation. Si ça ne vous sert pas pour les questions de genre, hé bien tant pis, au moins ça vous servira pour essayer de convaincre votre beau-frère à table. Ensuite, évidemment, un des leviers passe par la formation. Les formations initiales, qui forment les bibliothécaires d'État et des collectivités locales. Il y a nécessité de sensibiliser les nouvelles générations sur ces enjeux.
Il y a aussi les associations professionnelles dont le rôle majeur est de relayer les informations sur les différentes actions qui peuvent se mettre en place. Il y a également les partenariats associatifs avec des associations LGBT, dont parle Chloé Jean.
Sur la formation continue, bien entendu, il ne faut pas oublier si c'est possible de privilégier toujours un aspect genre, dans chacune des formations qui sont déployées. Par exemple, dans la conception d'une programmation culturelle, il s'agit d'avoir une vigilance et une attention de tous les instants sur la parité des auteurs/autrices invité.es. Il faut aussi se poser la question du nombre d'autrices qui entrent en bibliothèque dans les nouvelles acquisitions
7/ Historiquement, les bibliothécaires ont été majoritairement des hommes, puis majoritairement des femmes, puis la profession s'est à nouveau masculinisée. Aujourd'hui les bibliothécaires sont au deux tiers des femmes. Qu'est-ce que cela dit de l'évolution de ce métier ?
Je vous invite là-dessus à lire l'excellent article d’Anne-Marie Pavillard dans cet ouvrage. Elle y cite un extrait d'un mémoire de l’ENSB (École nationale supérieure des bibliothèques) de 1977 qui nous semble toujours d'actualité, et où il est écrit ceci : « Il serait peut-être préférable que les femmes bibliothécaires prennent en charge le changement de l'image de marque d'un métier trop peu considéré parce que féminisé, plutôt que de compter sur l'entrée d'hommes pour résoudre ce problème par leur élimination progressive de la profession ». Cela fait réfléchir, vous ne trouvez pas ?
Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 29 novembre 2021