Muriel Amar

Muriel Amar est conservatrice des bibliothèques et docteur en Sciences de l’information et de la communication. Elle exerce aujourd’hui à la Bibliothèque publique d’information et comme professeure associée au Pôle Métiers du Livre de l’Université Paris Nanterre. Depuis 2016, elle dirige la collection La Numérique, publiée aux Presses de l’Enssib, et qu’elle a présentée dans l’article « Éditorialiser des productions numériques. Le pari éditorial de la collection La Numérique ». Muriel Amar a également à son actif de nombreuses publications.

Rencontre avec Muriel Amar, directrice de la collection La Numérique aux Presses de l’Enssib

 Alors que vient de paraître aux Presses de l’Enssib Bibliothèques publiques britanniques contemporaines. Autopsie des années de crise, dernier titre de la collection La Numérique, nous avons rencontré Muriel Amar, directrice de cette collection "100% numérique et gratuite, qui engage le web et les bibliothèques". 
 

1/ En 2016, Yves Alix, alors directeur de l’école, vous invite à diriger La Numérique, la plus récente des trois collections des Presses de l’Enssib. Pouvez-vous nous présenter cette collection ?
Une précision en guise d'introduction, je m'occupe de La Numérique avec la collaboration de Catherine Jackson, chargée des collections des Presses de l’Enssib. Nous présentons souvent cette collection en disant qu’elle est entièrement numérique et entièrement gratuite, or les autres collections ne se présentent pas en insistant sur le fait qu’elles sont entièrement imprimées et entièrement payantes... donc nous devons préciser : nous avons cherché à donner une valeur au gratuit et un sens au numérique. Pour la valeur du « gratuit », nous avons puisé dans les propositions de Lionel Maurel, en particulier ses développements sur les biens communs  de la connaissance. Le sens du numérique s’enracine, lui, dans une réflexion portée de longue date par Bruno Bachimont[1] : il alerte sur la décontextualisation brutale que produit le numérique et propose pour pallier ce défaut de produire de l’éditorialisation. Nos livres sont donc des reprises de productions déjà diffusées sur le web et déjà lues sur le web, que nous mettons en livre avec les contextes de leurs lectures. Ce sont des « palimpsestes de lectures », pour reprendre la jolie formule proposée par Sophie Bertrand dans l’article que vous avez cité.

 

2/ La Numérique est une collection exclusivement numérique et gratuite. Comment se situe-t-elle dans le paysage des collections en accès ouvert ?
Quand nous réfléchissions à ce projet de livres, la plateforme The Conversation, dans le domaine du journalisme scientifique de vulgarisation, prenait tout son essor : le modèle économique, la participation soutenue de chercheurs, le succès du produit nous ont convaincus que nous pourrions, à notre tour et à notre niveau, prendre au sérieux le tout-numérique et le tout-gratuit. Par ailleurs, il y avait aussi des éditeurs qui s’intéressaient à la production web, notamment au genre des blogs pour en proposer des livres imprimés. Là encore, nous percevions que les principes de la collection correspondaient à un mouvement plus général de légitimation des productions numériques librement diffusées. Nous avons donc stabilisé la collection autour de deux axes : les blogs en books avec la reprise de billets de blog à travers le prisme de leurs lectures ; les productions en langue étrangère éditorialisées pour un contexte francophone.

 

3/ L’éditorialisation est au cœur du projet de votre collection. Quel regard portez-vous sur cette notion d’éditorialisation dans votre travail pour cette collection ?
Dans le sens que nous lui donnons, l’éditorialisation est une mise en contexte d’une production numérique. Il y a plusieurs contextualisations possibles. Nous, nous nous situons du côté des lecteurs et nous les invitons à expliciter les raisons de leur partage. Ce qui fait livre pour nous, ce sont les appropriations : quand une production sur le web est lue, commentée, reprise... Nous formalisons d’un point de vue éditorial ces circulations de textes qui alimentent alors le processus d’écriture.
Nos livres sont des livres de lecteurs autant que d’auteurs, et ce continuum s’avère productif autant que passionnant à explorer.

 

4/ Chacune des publications de La Numérique mobilise un collectif de spécialistes, chercheurs, bibliothécaires, enseignants, tous auteurs bénévoles, qui s’engagent pendant huit à dix mois dans une aventure éditoriale. De quoi témoigne selon vous un tel engagement ?
L’engagement de nos collectifs d’auteurs-lecteurs tient à l’effet, souvent durable, que la lecture produit. Quand une lecture a bouleversé, fait avancer, qu’elle touche ou dérange, on a tous à cœur de le faire savoir : c’est en particulier le cas des livres construits à partir des lectures d’un blog. L’engagement peut aussi tenir de collectifs militants : je pense ici au collectif de la Legothèque ou à celui d’Emmaüs Connect. Mais il n’est pas toujours simple pour un lecteur de passer à l’écriture et c’est sur ce point que les directeurs et directrices d’ouvrages sont si importants : chaque livre est mis sous la responsabilité d’un coordinateur scientifique qui anime avec nous le collectif.

 

5/ En tant que directrice de la collection, pourriez-vous évoquer deux ou trois titres publiés particulièrement marquants ?
Chaque ouvrage a son histoire ... souvent une histoire de communautés ; nous avons commencé avec les collectifs de militants constitués, desquels nous souhaitons faire résonner la voix (Des bibliothèques Gay Friendly ? et Les connexions solidaires d’Emmaüs Connect). C’est la communauté des lecteurs du blog S.I.Lex qui m’a vraiment donné envie de faire la collection, c’est donc un titre qui me tient particulièrement à cœur. Calenge par Bertrand a constitué un moment privilégié d’échanges avec de très fins lecteurs réunis autour de Jérôme Pouchol. Le dernier titre paru sur les fermetures de bibliothèques britanniques a mis à l’épreuve notre détermination : difficile à construire, il a bénéficié de l’énergie et des contacts de Cécile Touitou qui a fédéré autour d’elle des collègues français et britanniques très impliqués.

 

6/ Que retirez-vous de cette expérience de directrice de collection que vous menez depuis 2016 ? Que vous apporte-t-elle ?
Cette collection est un carrefour d’échanges et de rencontres : le travail en collectif fonctionne et répond à une manière de s’investir qui rencontre mes propres conceptions de l’exercice professionnel. En tant que bibliothécaire, il me permet aussi d’approcher concrètement la fabrique du livre numérique tandis que mes intérêts de recherche et d’enseignement, de longue date stimulés par le web, trouvent un terrain de recherche-action particulièrement fertile.      

Reste que le travail à mener pour construire cette collection est conséquent, il demande beaucoup d’investissement à ses différents acteurs, ce qui la rend fragile. L'apport de l’Enssib est déterminant à cet égard : son implication dans cette collection témoigne de la vitalité de l’école pour explorer de nouvelles formes de circulation des savoirs.

 

7/ Quelques mots sur un prochain titre en chantier ?
Pour qu’un livre sorte par an, il faut qu’il y en ait au moins trois en chantier ! Nous nous intéressons autant à la lecture publique au Mexique qu’aux acteurs du logiciel libre mais il est probable que la collection consacre prochainement un titre aux plateformes web qui se sont développées, pendant le confinement, à l’ombre des bibliothèques... A suivre !

 

Propos recueillis par Véronique Branchut-Gendron et Catherine Jackson
Le 9 juillet 2020


[1] Bachimont, Bruno (2007), « Nouvelles tendances applicatives : de l'indexation à l'éditorialisation », in : Patrick Gros (dir.), L'indexation multimédia : description et recherche automatiques, p. 15-29, Paris, Hermès Sciences.