L’ouvrage collectif À l’ombre des bibliothèques, enquête sur les formes d’existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire, publié aux Presses de l’Enssib le 17 février 2022, explore deux initiatives mises en place par les usagers pendant la pandémie, l’échange de documents numériques via Facebook et la création d’espaces de coprésence en ligne. Explications avec les trois coordinateurs du livre, Clément Bert-Erboul, Sylvie Fayet et Louis Wiart qui ont choisi de répondre d’une seule voix.
1/ À l’ombre des bibliothèques analyse deux pratiques mises en place à l’initiative d’usagers pendant la pandémie, l’échange de références et de documents numériques, et la coprésence en ligne. Qu’est-ce que cela dit du rôle des bibliothèques ?
Cela nous dit que, dans leurs missions les plus historiques, c’est-à-dire offrir des livres et des places de travail, les bibliothèques sont essentielles pour leurs utilisateurs, au point qu’ils imaginent des formes alternatives quand les bibliothèques sont fermées.
L’ouverture du groupe Bibliothèque Solidaire du Confinement, BSC, montre également qu’il y a une fragilité des publics habitués aux bibliothèques. Le livre fait l'inventaire des possibilités de documentation en ligne sous un angle principalement académique. Pourtant BSC a été créé et a ouvert une possibilité supplémentaire d’accéder à une documentation universitaire sur un mode communautaire.
2/ BSC propose un mode alternatif d’échanges documentaires, basé sur une communauté scientifique fonctionnant sur les réseaux sociaux. Quelle est l’originalité de cette initiative ? Pourrait-elle devenir un mode de fonctionnement pérenne ?
L’originalité, c’est d’utiliser un réseau social comme lieu de mise en contact entre demandeurs et prêteurs. Les échanges de documents se déroulent ensuite en privé pour respecter les contraintes légales. Les avantages sont la facilité d’usage, la dimension solidaire, les échanges scientifiques ou personnels qui peuvent accompagner les recherches documentaires. Les limites sont inhérentes au dispositif. On poste ses demandes un peu à l’aveugle et on trouve uniquement si on tombe au bon moment et sur les bonnes personnes. Le fonctionnement communautaire de BSC est une véritable originalité par rapport à l’origine universitaire de ses utilisateurs et constitue une alternative à la fois au fonctionnement des bibliothèques et aux groupes de pairs pour trouver de la documentation sur des sujets spécifiques. Les utilisateurs du groupe BSC ont expérimenté un anonymat, une abondance et une liberté de ton dans l’usage d’un fonds documentaire assez originaux par rapport aux services habituels des bibliothèques. Pour des questions ponctuelles, et si la communauté reste active, il est possible que l'initiative trouve sa place durablement dans le paysage documentaire, mais sans entrer en concurrence avec l’offre systématique et structurée des bibliothèques.
3/ Les espaces virtuels de travail silencieux reproduisent la bibliothèque, avec ses contraintes, alors que la pertinence de maintenir des espaces physiques est régulièrement questionnée. Comment interpréter ce phénomène ?
Les études récentes montrent que le lieu bibliothèque remplit une fonction sociale essentielle. Il semble que les interrogations sur le maintien d’espaces physiques viennent non pas des lecteurs mais plutôt des professionnels, inquiets d’anticiper certaines remises en question. On trouve dans le livre de quoi être rassuré sur ce point.
Les espaces silencieux créés durant les périodes de confinement que nous avons étudiés couvrent deux types de populations différentes. Il y a les habitués des bibliothèques universitaires pour qui les lieux d’études sont des lieux de sociabilité et à qui l'espace en ligne est apparu comme une solution, temporaire, pour maintenir un lien. L’autre catégorie est constituée des nombreuses personnes, pas forcément habituées des bibliothèques, qui ressentaient une certaine solitude devant leur ordinateur et pour qui les espaces en ligne sont apparus comme de nouveaux lieux de sociabilité. Pour les deux catégories, l’utilisation des services de travail en ligne deviendra peut-être un usage occasionnel qui pourrait être recherché sur le portail numérique des bibliothèques afin de garder le contact avec un lieu marqué par l’affect.
4/ Les usagers ont, d’une certaine manière, pris le pouvoir pour assurer une continuité de service. Est-ce le signe d’un changement à l’œuvre dans le rapport entre les usagers et les bibliothèques ?
C’est avant tout le signe d’usagers actifs, qui ne vont pas à la bibliothèque par hasard. Ils en ont besoin et en ont pris pleinement conscience durant le confinement. L’affirmation de ce besoin et la création collective de solutions de substitution, c’est peut-être ça leur empowerment, pour utiliser le terme à la mode ?
En lisant les échanges du groupe Facebook, il ne semble pas que le rapport à la bibliothèque ait été intrinsèquement modifié mais plutôt que les bibliothèques étaient des services désirés et désirables, et que leur fermeture contribuait en creux à forger une identité collective de « lecteurs orphelins ». D’ailleurs, le recours aux formes alternatives diminue beaucoup, même s’il ne disparaît pas, lorsque les bibliothèques rouvrent au public.
5/ Comment les bibliothèques pourraient, selon vous, s’inspirer de ces expériences pour faire évoluer leurs services ou en inventer de nouveaux ?
Les échanges d’avis et de conseils que l’on peut lire sur le collège Facebook montrent que la fourniture du document n’est qu’une face de la pièce et que l’autre face mobilise la connaissance et la critique des contenus scientifiques des documents fournis. Peut-être pouvons-nous imaginer de rentrer nous-mêmes, en tant que bibliothécaires, dans ces contenus pour les recommander, les transmettre, les mettre en perspective ? Les bibliothèques publiques en ont l’habitude, les bibliothèques universitaires beaucoup moins en raison du caractère spécialisé de la documentation scientifique. Nous pourrions aussi mieux intégrer la participation des lecteurs entre eux et avec nous, leurs recommandations et leurs avis.
Les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter ont leur force et leur faiblesse. Parmi les forces, il y a l’accès à des échanges culturels très riches, des pratiques de communication originales. Parmi les faiblesses, une extrême sensibilité à la nouveauté et la circulation d'information parfois douteuses. Une formation de fond des professionnels de la documentation pourrait permettre d'intégrer ces outils dans les réflexions de constitution des collections.
Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 10 février 2022