Emmanuèle Payen est conservateur en chef des bibliothèques, chef du Service Développement culturel & Actualité à la Bibliothèque publique d’information (Bpi) du Centre Pompidou.
Après des études de lettres à l’université Paris-Sorbonne puis de direction des projets culturels à Sciences Po, et l’obtention du diplôme de conservateur des bibliothèques à l’Enssib, elle s’est spécialisée dans la programmation et la production d’événements culturels en bibliothèque.
Commissaire d’expositions et de manifestations depuis de nombreuses années, principalement dans les domaines littéraires et artistiques, elle coordonne actuellement la programmation culturelle de la Bpi et intervient régulièrement dans des journées d’études et de formation autour de la production de contenus culturels en bibliothèques.
Alors que vient de paraître aux Presses de l’Enssib l’ouvrage Exposer en bibliothèque, enjeux, méthodes, diffusion qu’elle a coordonné, Emmanuèle Payen, responsable du service du Développement culturel & Actualités à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, explique les enjeux fondamentaux d’une politique d’exposition en bibliothèque.
1/ Quelle place occupent les expositions en bibliothèque ?
Les expositions occupent une part importante des actions culturelles menées dans les établissements. Elles permettent de valoriser les collections, de proposer de beaux projets, fédérateurs pour les équipes et mobilisateurs pour tous ceux qui sont sensibles aux actions de médiation, et de développer, grâce au langage spécifique de ce médium, de nouveaux modes d’appréhension du savoir. Il s’agit bien tout d’abord de prolonger le travail entrepris par la collecte, la sélection et la mise à disposition des collections, de l’organiser de différente façon, le mettre en scène, et faire affleurer dans cette langue du visible et du voir, mais aussi de l’émotion liée à la présentation de documents originaux d’œuvres plastique ou littéraire, le sens et la valeur de ce que nous conservons. Il y a un rapport très étroit de contiguïté entre l’espace du livre, les espaces de consultation et l’espace d’exposition, et l’on peut jouer avec le lecteur de cette porosité entre ces différents lieux.
Pour cette raison également, elles sont d’une grande visibilité, ce qui n’est pas sans satisfaire les tutelles et les élus qui sont heureux de promouvoir ainsi les équipements culturels de proximité que sont les bibliothèques et de montrer aux usagers comment peut se traduire une politique culturelle et sociale sur leur territoire.
Elles sont également de formidables outils pour construire des liens et renforcer une politique de partenariats avec d’autres institutions disposées à se mêler à cette aventure, par le biais des prêts ou des ressources qu’elles peuvent associer aux projets d’exposition, ou par le dialogue qui se noue autour de la stratégie de circulation ou de partage des publics.
2/ Comment élaborer une véritable politique d’exposition ?
La politique d’exposition s’articule aux différents volets de la politique d’établissement, à l’intérieur de la politique d’action culturelle, comme l’un de ses grands axes et en articulation étroite avec la politique de développement des publics et la politique documentaire. Comme elles mobilisent les équipes, les expositions doivent être pensées dans toutes leurs dimensions, intellectuelles, artistiques mais aussi financières, organisationnelles, pour que le travail puisse être accompli de manière sereine et harmonieuse.
Construire une stratégie d’exposition, c’est d’abord définir ce que l’on souhaite mettre en valeur et ce que l’on veut en dire en prenant pour atout nos singularités et en définissant des trajectoires thématiques qui permettront l’approfondissement du travail, le développement des partenariats, la fidélisation des publics, en ne s’interdisant ni l’audace ni l’expérimentation, en misant sur le temps long de la sédimentation et de l’enrichissement des expériences professionnelles liées à cette activité. La formation des personnels, initiale et continue, reste un autre enjeu de cette professionnalisation.
Pour toutes ces raisons ou ces perspectives, construire une véritable politique d’exposition, à l’intérieur d’une programmation culturelle solide, raisonnée, régulière, viendra nourrir le projet scientifique, culturel, éducatif et social de la bibliothèque.
3/ Quels sont les enjeux autour de cette politique d’exposition ?
Au-delà de ce qui vient d’être évoqué, l’enjeu principal pour les bibliothèques, me semble-t-il, est de savoir ce qu’elles souhaitent affirmer dans l’espace public et les perspectives qu’elles se donnent. En cela, la politique d’exposition, mais plus encore la politique d’action culturelle, sont des outils de développement, qui révèlent la capacité de la bibliothèque à mettre en valeur et à penser ses collections, à les réorganiser et à les reformuler, à faire circuler les savoirs, à les dévoiler, à les mettre en scène et en récit. Nos collections sont magnifiques, et l’exposition est un formidable medium pour montrer la capacité de la bibliothèque à « porter sa voix », auprès des publics sur place et à distance, grâce notamment au développement des politiques d’itinérance et numériques.
Vous parliez de « place » tout à l’heure ; je vais parler « d’espace ». L’exposition est un bel espace d’expression et de dialogue, qui permet à la bibliothèque de revendiquer son identité en mettant à l’honneur de manière spatialisée et matérialisée la vie de la pensée et de la création artistique, et de faire le lien avec d’autres établissements culturels présents dans les territoires. On a, me semble-t-il à tort, voulu parfois opposer la mission sociale et la mission culturelle de la bibliothèque ; je crois, pour ma part, profondément à la dimension politique de la culture comme lieu d’émancipation et de construction de la citoyenneté. On peut, on doit tenir ces deux missions et en vérifier les articulations en composant une politique de développement des publics exemplaire et complémentaire dans ce domaine.
4/ Sait-on si les expositions attirent un public nouveau ?
Les trop rares enquêtes réalisées lors de certaines de ces expositions montrent un réel impact sur le renouvellement des publics. La puissance d’énonciation des expositions permet d’attirer des publics différents, parfois peu enclins à fréquenter la bibliothèque ou à utiliser ses services traditionnels, mais sensibilisés à une thématique, une expression artistique ou l’un des rendez-vous proposé dans le cadre de la programmation associée à l’exposition. Par exemple, les enquêtes que la Bibliothèque publique d’information mène régulièrement autour de ses expositions laissent apparaitre que celles-ci amènent un public nouveau à la fois en nombre et en physionomie mais que la proposition bénéficie également aux publics sur place. Les transformations qui s’opèrent dans l’espace d’exposition, tout au long du parcours, entre les positions de « lecteur » et de « visiteur » sont ainsi très intéressantes à étudier et viennent prolonger l’attitude de lecture ou de consultation que l’on connaît usuellement de nos lecteurs.
Ceci pose en filigrane la question de l’évaluation des manifestations, dans leur dimension quantitative mais également qualitative. C’est un aspect important de la conduite de ces projets, qui permet aux équipes de mesurer l’impact de leurs actions et de faire fructifier leur expérience professionnelle.
5/ Vous soulignez le fort investissement que cela représente. Est-ce une activité réservée aux grands établissements ?
Concevoir une exposition, la scénariser, la mettre en espace, avec l’aide d’un scénographe professionnel, requiert du temps, de l’espace et de l’investissement humain et financier. Ces contraintes peuvent paraître lourdes à des établissements de taille modeste. Cependant, des solutions existent, comme construire des partenariats avec d’autres équipements culturels, mutualiser les forces à l’intérieur d’un réseau, construire des projets communs ou se tourner vers les circuits d’itinérance. À défaut d’exposer en bibliothèque, il y a de multiples façons d’exposer la bibliothèque.
Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 23 mars 2022