auteures Marion Moulin : © Y. Doumeix | Raphaële Gilbert : © D. Sandoz

 

Raphaële Gilbert, ancienne directrice des médiathèques est coordinatrice et auteure de l’ouvrage « Penser la médiathèque en situation de crise ». Elle est chargée de mission « Évolution des métiers des bibliothèques et inclusion numérique » au Département de la lecture publique, Bureau des bibliothèques, Service du livre et de la lecture, ministère de la Culture.

Marion Moulin, auteure de l’ouvrage, est directrice de la médiathèque de Gentilly, précédemment responsable du développement des publics et des partenariats des médiathèques. 

Rencontre avec Raphaële Gilbert et Marion Moulin, auteures de l'ouvrage "Penser la médiathèque en situation de crise"

Cet ouvrage est le produit des analyses obtenues à postériori de la recherche-intervention, qu’est-ce qui vous a motivé à publier ce livre ?

La recherche-intervention nous a permis de sortir d’une situation de crise et de rouvrir une médiathèque durablement sereine après des années d’incivilités qui ont conduit à la fermeture des lieux. Elle nous a offert une approche systémique : nous nous sommes décentrés du symptôme, les situations de violence, pour travailler sur l’environnement urbain, la nature des partenariats qui nous unissaient aux acteurs de la ville, la prise en compte des rapports sociaux dans les situations d’accueil. Elle nous a ouvert le champ de l’analyse urbaine et de la psychologie sociale, qui se sont avérées déterminantes pour trouver une issue à nos difficultés.

Une fois passée la crise et les situations d’urgence derrière nous, nous avons ressenti le besoin de prendre du recul et de réfléchir. La sortie de crise n’était qu’une étape, il nous fallait désormais nous assurer que le projet de lecture publique s’appuie sur des fondations solides qui évitent de revenir à des situations difficiles. Nous avions besoin de repenser notre métier et de nous approprier de manière plus précise les apports de ces disciplines.

La particularité de ce livre, c’est que ce n’est pas une synthèse ou un produit a posteriori : son écriture a fait partie du processus de recherche. Écrire, c’était continuer à penser tous les cinq ensemble, à prendre du recul, à approfondir les enjeux traités à travers des lectures dans le champ de l’analyse urbaine notamment. Nous ne nous sommes pas réparti les chapitres pour les écrire parallèlement : nous avons élaboré la forme et le contenu progressivement au fil des mois, ensemble. Les textes écrits par chacun ont été soumis au regard des autres et souvent remaniés suite aux nouveaux échanges qu’ils avaient suscités.

Écrire ce livre, c’était aussi pour nous, un partage indispensable avec la profession. Cette recherche-intervention, conduite pendant deux ans nous avait tellement apporté, que nous nous ressentions très fortement la nécessité d’en faire un bien commun. Et puis c’est le sens de la démarche : proposer ces analyses à la profession, c’est les soumettre à un regard critique, à de nouveaux dialogues et à la poursuite du processus.

 

Que vous a apporté la méthode de la recherche-intervention, qu’est-ce qui n’aurait pas été possible sans elle ?

La chercheuse a joué un rôle de tiers, déterminant, qui nous a permis de prendre de la distance. Sa spécialisation autour de l’analyse urbaine, des jeunes des quartiers populaires s’est révélée indispensable. Et le collectif constitué avec l’Association des Bibliothécaires de France (ABF) et la Bibliothèque publique d’information (Bpi) a offert des regards croisés très précieux tout au long du processus. La recherche nous a aussi apporté un temps long que l’on prend trop rarement. Face à l’urgence, on pare souvent au plus pressé, au risque de proposer des solutions rapides à des problèmes mal posés et de se concentrer sur les symptômes plutôt que sur une compréhension fine et systémique de la situation. Bien loin de nous faire perdre du temps, ces deux années ont ouvert une réflexion approfondie qui a permis de régler nos difficultés.

Il faut souligner la méthode spécifique de la recherche-intervention : elle vise à co-produire de la connaissance avec les acteurs pour agir et transformer les situations. C’est un processus fondé sur le dialogue, qui allie pensée et action transformatrice. Il n’y a pas d’une part un sujet de la recherche et d’autre part un « objet » de la recherche, mais uniquement des « sujets » de la recherche, qui pensent ensemble. Nous avons par exemple mis plusieurs mois à définir collectivement la problématique, elle n’était pas prédéfinie. La recherche nous a permis de ne plus considérer nos difficultés comme une situation subie, définitive et infranchissable, mais comme un problème à démêler plus large, qui incluait l’ancrage urbain et partenarial. Elle nous a conduits à regarder ailleurs et à identifier de nouveaux leviers d’action pour transformer cette situation.

 

Vous dites que renouer des relations avec le public jeune à la suite d’incivilités a été un élément essentiel du processus, quels ont été les facteurs essentiels qui ont permis de rétablir le contact selon vous ?

Nous pourrions lister les actions mises en place : la solidarité de nos partenaires collectivement présents pour accompagner la réouverture, le changement des règles d’accueil ou les 1200 chartes signées par les 10-18 ans lors des premiers mois de réouverture. En réalité, les facteurs essentiels sont ailleurs : il y a eu un changement d’échelle indispensable, pour que nos difficultés soient traitées à l’échelle de la ville et au croisement de différentes politiques publiques et non à l’échelle de la médiathèque. Le lien avec nos partenaires a évolué. Nous avons aussi abordé différemment le dialogue avec les jeunes : la signature des chartes nous a permis d’échanger sur ce qui s’était passé avec tous, dans un temps choisi et non de nous en tenir à la gestion en urgence des situations conflictuelles auprès de quelques-uns. Nous avons pu reprendre la main sur la temporalité et sur le contenu, notamment remettre notre rôle de médiation au cœur de la relation.

La recherche nous a par ailleurs conduites à appréhender différemment notre pratique de l’accueil et à mieux tenir compte des rapports sociaux. Nous n’avons plus cherché à mettre en place une mixité des publics exempte de toute conflictualité : celle-ci est inhérente au processus démocratique et nous pouvons y jouer un rôle de médiation culturelle qui ne relève pas du simple respect du règlement. Nous avons également réinterrogé certains principes de notre activité : l’inconditionnalité de l’accueil, l’idée que les jeunes sont toujours mieux dans nos murs que dehors, la question de l’autorité, etc.


Cette expérience vous a conduite à questionner le concept de 3e lieu qui était le fondement du projet de cette médiathèque. Comment a évolué votre approche de cette notion ?

Nous en avons rencontré certains écueils : l’angle mort de la conflictualité qui est systématiquement mise de côté, la limite de la centralisation des fonctions au sein d’un seul équipement, la force centripète de ce modèle qui a beaucoup poussé à moderniser la médiathèque entre ses murs (diversification des services, aménagement, nouveaux liens avec les publics) plutôt qu’à l’ouvrir sur le territoire. Nous avons pris conscience que certaines de nos conceptions idéalisées de la médiathèque, de ses missions et de ses publics se heurtaient à la prise en compte du réel.

Il nous a fallu revenir à Oldenburg et aux spécialistes de la ville qui l’ont précédé et suivi pour comprendre que nous avions pris le modèle du 3e lieu en médiathèque à contresens de son acception initiale en analyse socio-urbaine. Nous nous sommes emparés de ce concept pour penser un équipement public considéré isolément, la médiathèque, alors qu’il avait été conçu pour penser l’interaction des différents lieux au sein de l’espace urbain, dans l’idée que le tout vaut plus que la somme des parties qui le composent et avec une attention particulière portée aux espaces publics qui relient ces différents lieux.

Nous avons donc fait un pas de côté dans notre approche du modèle : nous avons conservé l’objectif de diversification et de modernisation des services, mais avons pris soin de ne pas les centraliser à l’échelle de la ville. Nous avons gardé une forte attention à notre contribution au lien social, mais en tenant davantage compte des rapports sociaux et de la conflictualité. Nous avons maintenu un fort intérêt pour l’hybridation des profils et les organisations apprenantes, mais en affirmant davantage l’intérêt de faire interagir des profils différents et spécialisés plutôt qu’en cherchant à proposer un bibliothécaire « couteau-suisse ».

 

Le modèle de médiathèque 3e lieu, très répandu aujourd’hui, est-il toujours pertinent ?

Le modèle de la médiathèque 3e lieu et sa vulgarisation par le mémoire de Mathilde Servet a été un formidable levier de transformation et de modernisation des médiathèques, auprès de la profession, comme des décideurs territoriaux. Après plus de 10 ans d’expérimentation, nous avons aujourd’hui la possibilité d’apporter un regard critique sur ce modèle, d’identifier ses limites et ses failles.

Il ne s’agit pas d’être « pour » ou « contre » dans une opposition binaire, mais d’analyser ce qu’il a apporté et ce qu’il serait intéressant de faire évoluer, dans une approche dynamique et non statique. Nous proposons dans le livre de faire évoluer certains aspects de ce modèle, en revenant à ses origines urbaines et systémiques (il s’agissait notamment d’être tiers et non de regrouper toutes les fonctions) et en tenant davantage compte de la conflictualité inhérente aux rapports sociaux. L’enjeu en quelque sorte est de se décentrer de la bibliothèque et de mieux tenir compte de l’écosystème territorial.

 

La redéfinition des missions et du périmètre d’action de chacun semble avoir été un point important pour résoudre la crise. Quels rôles ont joué les différents partenaires dans cette démarche ?

La médiathèque était identifiée à travers sa force d’innovation, son rôle social et la diversification de ses services. Cependant, elle souffrait d’une sorte d’anomie et sa fonction n’était plus toujours clairement identifiée par les publics, les partenaires, voire les équipes. La recherche nous a conduits à réaffirmer notre fonction culturelle, à partir de laquelle prennent sens nos actions éducatives, sociales, numériques, etc. Il y a parfois eu des malentendus à ce sujet : nous ne sommes pas revenus à un modèle traditionnel centré exclusivement sur le livre, bien loin de là. La diversification des services et l’intégration de profils atypiques au sein de l’équipe ont été très utiles. Mais nous avons davantage affirmé notre rôle de tiers, notre complémentarité avec les autres acteurs du territoire et notre plus-value culturelle.

La recherche nous a conduits à revoir notre manière de travailler avec nos partenaires : nous avons davantage investi le partenariat de lien, au lieu d’initier d’emblée les relations à travers du partenariat de projet. La sortie de crise a été permise par un travail d’interconnaissance : nous sommes passés par une phase de déconstruction des représentations des rôles des uns et des autres et de meilleure prise en compte de l’incidence des rapports sociaux dans nos relations partenariales. Cela nous a permis de nous unir solidairement : les difficultés que nous rencontrions n’étaient plus celles de la médiathèque, mais celles de tous. Nous avons rouvert ensemble les lieux, avec la présence continue pendant plusieurs semaines de tous nos partenaires.

 

Comment, selon vous, d’autres bibliothèques et médiathèques pourraient s’inspirer des expériences et des analyses de cet ouvrage pour faire évoluer leur rapport aux publics ?

Nous espérons que cet ouvrage pourra être utile à tous ceux qui se posent des questions sur leur métier, sur le lien au territoire, aux partenaires, au public, sur le modèle du 3e lieu, et en particulier à ceux qui sont engagés dans des projets de modernisation ou d’ouverture d’équipements.

Nous pensons qu’il pourra ouvrir des pistes d’analyse à toutes les personnes qui connaissent des situations d’accueil conflictuelles et difficiles dans leurs médiathèques. Mais attention, ce n’est pas un mode d’emploi proposant des solutions clé en main à répliquer. Les solutions que décrivons ont été efficaces car elles s’inscrivaient dans une démarche d’analyse plus globale et étaient adaptées à notre contexte territorial : c’est plutôt cette démarche que nous cherchons à partager.  

Nous aimerions aussi qu’il puisse jouer un rôle de passerelle et donner envie de mieux connaître le champ de l’analyse urbaine, qui fait souvent partie de l’angle mort de nos formations. Celui de la psychologie sociale également, qui peut être très utile pour renouveler l’approche des liens avec les partenaires, les publics ou l’analyse des dynamiques de groupe au sein des équipes.

Enfin, la démarche de la recherche-intervention, en soi, peut être inspirante pour travailler sur de nombreuses questions. Ce format est trop peu connu et nous voudrions souligner à quel point ce processus de recherche s’est avéré efficace d’un point de vue opérationnel : il faut cesser d’opposer la recherche et le terrain ! Le projet initial, qui incluait un travail avec les jeunes n’a pas pu être mené à bien à cause de la fermeture des lieux. Peut-être verra-t-il le jour dans une autre médiathèque ?

 

Propos recueillis par Vincent Manière
Le 8 décembre 2022