Conservatrice des bibliothèques, Isabelle Antonutti a dirigé des bibliothèques municipales de la banlieue parisienne avant de rejoindre la Bpi en tant que chargée de coopération nationale. Parallèlement, elle a été enseignante pour le Pôle Métiers du livre et formatrice pour le CNFPT. Historienne, elle est membre du laboratoire du Centre d'histoire culturelle des sociétés contemporaines (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) et elle mène des recherches en histoire culturelle. Sa biographie sur le patron de presse Cino Del Duca a été publiée en France et en Italie et elle collabore au Dictionnaire des ouvriers du livre (Maitron).
À l’occasion de la prochaine parution de Figures de bibliothécaires aux Presses de l’Enssib (collection Papiers), Isabelle Antonutti, qui a dirigé l’ouvrage, revient sur la genèse de ce premier dictionnaire biographique consacré au monde des bibliothèques françaises. Plus de cinquante rédacteurs se sont associés à ce livre exceptionnel qui vise à montrer qu’une bibliothèque est d’abord un projet social et humain.
1/ Vous avez dirigé l’ouvrage Figures de bibliothécaires, premier dictionnaire bibliographique consacré aux bibliothécaires français, qui paraîtra prochainement aux Presses de l’Enssib. Quel était votre intention en engageant un tel projet ?
Une meilleure connaissance des bibliothécaires éclaire l’histoire des bibliothèques car si le monde évolue avec des évènements ou des mouvements, il est aussi animé par le travail et l’implication d’hommes et de femmes. Ces notices biographiques distinguent des personnages investis dans leur métier et aussi engagés dans la vie politique, sociale et culturelle. Entre l’histoire individuelle et la radioscopie d’un groupe social, cette collecte cerne les formes du métier à travers les périodes, les institutions et les lieux. Mes différents travaux de recherche évoluent toujours autour de trajectoires personnelles. Précisément, voici comment m’est venue l’idée de ce dictionnaire. Dans ma veille régulière informationnelle, j’ai lu que la ville d’Orléans ouvrait un jardin portant le nom d’une bibliothécaire, Hélène Cadou. Je ne la connaissais pas, son parcours riche et original m’a frappée. J’ai lancé une bibliographie et je me suis rendue compte que les publications sur ce sujet étaient limitées. Alors j’ai poursuivi la construction de ce projet.
2/ Figures de bibliothécaires réunit un comité de quatre scientifiques et cinquante rédacteurs autour d’un projet qui aura duré près de deux ans. Comment avez-vous travaillé à son élaboration ?
Le projet a été présenté aux Presses de l’Enssib en 2018 et a été accepté rapidement. Cette recherche a été construite et coordonnée avec un comité scientifique de 4 personnes comprenant des bibliothécaires issus de la lecture publique, de la lecture universitaire et de la bibliothèque nationale et un historien, maître de conférence. Nous avons travaillé sur la recherche de personnalités, sur les critères de sélection et aussi sur la structure et le contenu des notices. Nous avons fait appel à des contributeurs car nous voulions créer une dynamique professionnelle et scientifique autour du projet en impliquant collègues et chercheurs et cette proposition a reçu un accueil très positif. Les auteurs ont écrit une ou plusieurs notices qui s’organisent approximativement ainsi 20% sur la vie personnelle (parents, étude, mariage,…), 50% sur l’action en bibliothèque (postes occupés, durée, fonction, réalisation, ..), 30 % sur les autres activités. Le comité scientifique a veillé au calendrier et travaillé à une succession de tâches, écrire des notices, bien sûr, et aussi relire, corriger, vérifier, ajuster, calibrer, indexer les 100 biographies de ce dictionnaire.
3/ L’ouvrage présente 100 portraits de bibliothécaires actifs sur la période de 1850 à 1980, à Paris, en province et dans les anciennes colonies. Comment avez-vous conçu le périmètre de ce dictionnaire ? Sur quels critères avez-vous retenu les bibliothécaires présentés ?
Ce dictionnaire ne vise pas l’exhaustivité. L’approche est cadrée par des bornes chronologiques (1850-1980) puis un croisement de critères détermine l’entrée de chaque personnalité. Les bibliothécaires sont nés avant 1930 et sont décédés ; ont passé l’essentiel de leur carrière en bibliothèque ; ont œuvré sur le territoire français ; ont eu des responsabilités dans une bibliothèque qui se sont concrétisées par des réalisations marquantes ; ont publié des écrits professionnels et ont créé dans un autre domaine (écriture, peinture, cinéma…) ; ils ont investi la culture et/ou la politique et/ou le champ social, intellectuel. Évidemment, plus que 100 personnalités répondaient à ces critères. Alors, ensuite, nous avons opéré une péréquation pour tenter de présenter des carrières qui se déroulent dans des régions variées, dans différents types de bibliothèques et sur toute la période.
4/ Que nous enseigne ce dictionnaire biographique ? En quoi est-ce finalement une œuvre d’histoire ?
Les concepts à l'œuvre dans ce dictionnaire s'inspirent des grilles de lecture conçues en histoire culturelle en s’intéressant au sujet autant dans ses dimensions personnelles que dans son intégration sociale, économique et politique. L’identité de la bibliothèque française résulte de la conjonction de diverses filiations. Les bibliothèques se sont créées par les collections patrimoniales issues des confiscations révolutionnaires. Cette origine savante les a orientées vers un public d’érudits. Les bibliothèques populaires, dont la création relevait souvent d’une initiative privée, ont posé les bases de la lecture publique. Au XXe siècle, le voyage aux Amériques joua un rôle déterminant dans la modernisation du réseau pour aboutir au modèle de la médiathèque dite « à la française » qui mixte ces filiations. Elles s’incarnent à travers les acteurs de l’histoire qui figurent dans le dictionnaire. Le spécialiste côtoie le militant, le polygraphe, l’administratif, le créatif ou l’architecte. Toutes les palettes du métier sont représentées et le classement alphabétique efface les hiérarchies et autorise une lecture décloisonnée.
5/ Dans sa préface, Jean-Yves Mollier déclare que les bibliothécaires constituent « une profession très discrète ». Pensez-vous que votre ouvrage puisse faire évoluer le regard sur cette profession (celui des bibliothécaires sur eux-mêmes comme celui du public) ?
La discrétion est attachée aux métiers de médiation. L’enseignant comme le libraire ou le conservateur de musée est un intermédiaire entre un contenu, un savoir et un public. L’image passéiste du métier est un poncif mais ces représentations péjoratives sont bien plus le fait de l’imaginaire populaire que de la réalité vécue par les usagers. Ce livre peut contribuer à modifier les clichés, pour autant un stéréotype social évolue très lentement. Le regard des bibliothécaires peut évoluer plus favorablement car ces biographies valorisent la force de conviction, la curiosité et l’inventivité qui caractérisent notre profession.
6/ Vous exprimez le souhait que « ces récits de vie dégagent des lignes de force pour enraciner le métier dans une hérédité riche de correspondances ! ». Pourriez-vous préciser ?
J’ai placé une citation au début de l’introduction, un extrait d’une lettre de Renée Lemaitre qui annonce qu’elle va écrire un livre sur la vie des bibliothécaires. Je me suis engagée dans ce travail à la suite de mes prédécesseurs, le travail de Noë Richter m’a aussi beaucoup inspirée. J’aimerais que les bibliothécaires qui liront ces biographies y trouvent une résonnance avec leurs aspirations. Personnellement, j’ai été impressionnée par les portraits de femmes comme Myriem Foncin, Yvonne Oddon, Marguerite Gruny, Aline Payen-Puget ou Denise Ravage qui mènent de nombreuses innovations, alors même qu’elles n’étaient pas vraiment les bienvenues surtout à des postes de cadres ; Suzanne Briet raconte dans ses mémoires[1] qu’une amicale de conservateurs à la Bibliothèque nationale avait émis le vœu de limiter le nombre de femmes dans les bibliothèques (elles ne commencent à y travailler que dans les années 20).
7/ Pour finir, quelle suite imaginez-vous à cette aventure éditoriale ?
Dans le projet initial, j’imaginais créer une base de données puis opérer une sélection pour une édition papier. Finalement, nous avons commencé par une édition imprimée. J’aimerais que l’Enssib poursuive cette recherche avec une base en ligne pour élargir la collecte. Dans l’idéal, j’imagine un projet d’école où les futurs bibliothécaires seraient chargés au cours de leur scolarité de l’écriture de la biographie d’un devancier. Le plaidoyer professionnel se développe aussi par la connaissance du passé.
[1] BRIET, Suzanne Entre Aisne et Meuse… et au-delà, Charleville-Mézières, Société des écrivains ardennais, 1976.
Propos recueillis par Véronique Branchut-Gendron
Le 24 septembre 2020