Docteure en sociologie, conservatrice générale des bibliothèques, Martine Poulain débute au service des études et de la recherche de la Bpi. Ex-rédactrice en chef du BBF, elle a dirigé Médiadix et créé un master "Métiers du livre" à l’université Paris X puis elle a pris la direction de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art jusqu’en 2013. En parallèle, Martine Poulain écrit sur la sociologie de la lecture et l’histoire des bibliothèques.
À l’origine de la prise de conscience de la présence de livres issus des spoliations nazies dans les bibliothèques françaises grâce, notamment, à l’article Des livres spoliés durant la Seconde Guerre mondiale déposés dans les bibliothèques : une histoire à connaître et à honorer, publié dans le Bulletin des bibliothèques de France en 2015, et aux actes du colloque organisé en 2017 dont elle a coordonné la publication aux Presses de l’Enssib sous le titre Où sont les bibliothèques françaises spoliées par les Nazis ?, Martine Poulain, conservatrice générale des bibliothèque, interviendra lors de la formation Biens culturels spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale : recherche de provenance et valorisation, organisée du 14 au 15 mars 2022 à l’Enssib. L’occasion de faire avec elle le point sur ce sujet en plein mouvement.
1/ Quelles sont les principales notions que vous aborderez au cours de votre intervention ?
La principale notion que je souhaite aborder est la question de la mémoire et de l’oubli car la spoliation des livres a été oubliée pendant 70 ans, y compris par notre profession. Moi-même, j’ai éprouvé un véritable choc quand j’ai découvert l’ampleur de ce phénomène en consultant les archives lors de la préparation de mon livre Livres spoliés, lectures surveillées[1]. Il faut que les bibliothèques se réapproprient la mémoire de ces livres dont elles ont hérité par les hasards de l’histoire et qu’elles prennent conscience que des restitutions sont toujours possibles, encore maintenant. Concernant les faits, j’évoquerai la spoliation des livres par les forces nazies pendant la Seconde Guerre mondiale, sa temporalité, le rôle du gouvernement de Vichy dans certaines spoliations, leur but et l’organisation des recherches et des restitutions après la guerre. Il est essentiel de rappeler qu’il y a eu entre 5 et 10 millions de livres spoliés en France par les Nazis, dont l’objectif était la destruction physique et spirituelle de la population juive.
2/ Pouvez-vous rappeler par quel processus des livres issus de ces spoliations sont arrivés dans des bibliothèques françaises ?
La Commission de récupération artistique mise en place après la guerre comprenait une Sous-commission des livres, archives, manuscrits et autographes, animée par la bibliothécaire Jenny Delsaux qui a effectué avec son équipe un travail harassant pour faire revenir les livres en France et retrouver leurs ayants-droit quand c’était possible. Quand la Commission a été supprimée, fin 1949, plusieurs dizaines de milliers de documents n’avaient encore pu être restitués, l’identification de leurs propriétaires étant impossible. Quelque 14 000 documents précieux ou relevant d’une discipline rapidement reconnaissable ont été sélectionnés et une « Commission de choix » mise en place pour répartir ces documents dans une quarantaine de bibliothèques de lecture publique ou universitaires ainsi qu’à la Bibliothèque nationale. Par ailleurs, de nombreuses bibliothèques ont acheté à l’administration des Domaines à très bas prix des dizaines de milliers de livres ou périodiques « ordinaires » qui, là encore, n’avaient pu être restitués. À l’époque, le travail a été très bien mené, une lettre d’accompagnement précisait aux bibliothèques qu’il s’agissait, non pas de dons mais de dépôts qui devaient rester accessibles aux éventuels ayants-droit. Mais ensuite, tout le monde a oublié l’histoire de ces collections.
3/ Où en est aujourd’hui le travail d’identification de ces livres ?
Quasiment toutes les bibliothèques ont effectué le traitement des documents attribués par la Commission de choix et ont parfois valorisé ces redécouvertes auprès de leur public. Il resterait aujourd’hui à mieux connaître les collections achetées aux Domaines, comme l’a fait par exemple, la Bibliothèque de l’INHA. De mon côté, j’ai constitué, notamment avec l’aide de l’Enssib, une base de données accessible sur le site du Mémorial de la Shoah, qui répertorie tous les spoliés, personnes ou organismes, qui ont, à la Libération, déposé une demande de restitution de leur bibliothèque. En 2019, le gouvernement a créé au sein du ministère de la Culture la Mission pour la recherche et la restitution des biens culturels spoliés, dite MR2S, y compris les livres. C’est très important car cela veut dire que la recherche et la restitution des biens spoliés font aujourd’hui l’objet d’une politique nationale.
4/ Des consignes de signalement pour ces documents ont été récemment diffusées auprès des établissements concernés. De quoi s’agit-il ?
Ces consignes, mentionnées dans le Guide de gestion des documents patrimoniaux à l’attention des bibliothèques territoriales, permettent de signaler au mieux ces documents à l’histoire complexe. Elles sont le résultat d’un travail mené pendant deux ans par un groupe interministériel, Culture et Enseignement supérieur. Des professionnels sont venus témoigner de la manière dont ils avaient retrouvé ces livres, cela a donné lieu à des partages d’expérience très riches.
5/ Quels seraient, selon vous, les principaux axes à développer aujourd’hui pour poursuivre ce travail ?
Je pense qu’il faut continuer à sensibiliser les bibliothèques, achever le travail d’identification des collections et surtout communiquer largement sur ces ouvrages par des expositions, des débats, des communiqués dans la presse locale afin de les faire connaître des ayants-droit et de poursuivre, si possible, les restitutions. Ce serait important également d’élaborer une coopération à l’échelle européenne. La MR2S travaille régulièrement avec des bibliothèques allemandes qui ont mis en place des programmes spécifiques pour rechercher dans leurs collections des livres spoliés. Ils en retrouvent beaucoup et ces livres portent souvent le nom de leur propriétaire, autorisant ainsi des restitutions.
[1] POULAIN, Martine, Livres spoliés, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous l’Occupation, Paris : Gallimard. 2008 et Folio, 2013.
Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 10 mars 2022