Sophie Noël est sociologue, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université Sorbonne Paris Nord et chercheuse au Laboratoire des sciences de l'information et de la communication (LabSIC). Responsable du Master Commercialisation du livre en formation initiale, ses recherches actuelles portent sur les usages de la notion d'indépendance dans les industries culturelles, et plus particulièrement dans le secteur de la librairie.
À l’occasion de la parution de l’édition révisée de L’édition indépendante critique : engagements politiques et intellectuels nous avons rencontré son auteure, Sophie Noël.
1/ Vous enseignez à l’Université Sorbonne Paris Nord. Vos recherches sur l’édition critique sont-elles au cœur de votre enseignement ? Est-ce que la dimension vocationnelle de ces éditeurs indépendants, que vous notez dans vos travaux, habite toujours vos promotions d’étudiants ?
Sophie Noël : L’édition critique à proprement parler ne constitue qu’un petit aspect de mes enseignements, qui portent sur la sociologie de l’activité éditoriale dans toutes ses dimensions, et pas uniquement sur les maisons d’édition ayant développé un catalogue à tonalité critique. Mais c’est une dimension qui intéresse les étudiants, de même que les structures indépendantes, les projets alternatifs, etc. Tout cela fait en effet écho à leur « vocation » pour les métiers de l’édition, qui demeure très forte et s’exprime par une grande curiosité pour les phénomènes liés à l’édition. On choisit rarement ce type de formation par hasard.
2/ L’histoire de l’édition contemporaine convoque quelques grandes figures comme Jérôme Lindon ou François Maspero. Vous retracez la genèse de ces éditeurs critiques de l’après-guerre. Quelle est la part active de cet héritage chez la trentaine d’éditeurs que vous avez étudiés ?
S. N. : Ces grandes figures de l’édition du XXe siècle que sont Jérôme Lindon et François Maspero représentent des modèles très vivants pour un grand nombre d’éditeurs et d’éditrices (bien que les femmes soient peu nombreuses dans ce secteur) que j’ai rencontrés. Ils connaissent les titres qu’ils ont publiés, leurs collections, leurs choix graphiques, leurs engagements, et s’en inspirent pour construire leurs propres catalogues. Il n’est pas rare qu’ils souhaitent s’inscrire dans leur continuité, dans le contexte qui est celui d’aujourd’hui. Lorsqu’une maison comme Agone réédite Les Chiens de garde de Paul Nizan, publié par Maspero, elle se place implicitement sous le patronage de ce dernier, et envoie un signal aux auteurs qu’elle aspire à publier, comme aux lecteurs. Ce n’est pas anodin.
3/ Qu’est-ce qui, chez ces éditeurs, caractérise ces autres façons de faire de l’édition ?
S. N. : On peut entendre cela de différentes façons, mais généralement, il s’agit de travailler différemment des grandes structures d’édition. Tout d’abord avec les auteurs, en développant des relations de long terme avec eux, et en traitant chaque titre avec attention, à l’opposé des grandes maisons perçues, à tort ou à raison, comme disposant de moins de temps à consacrer aux auteurs. Ces éditeurs perçoivent leur travail comme un artisanat au sens noble du terme. Mais ce travail « différent » s’exprime aussi au sein même des maisons d’édition. La difficulté consiste à mettre les idées promues par les livres qu’elles publient en accord avec leurs pratiques éditoriales. C’est-à-dire que si vous publiez des auteurs qui dénoncent les conséquences sociales des politiques néolibérales (ce qui est généralement le cas des éditeurs que j’ai étudiés), vous essayez de rémunérer correctement les salariés et les collaborateurs extérieurs, d’être le plus égalitaire possible dans le partage des tâches – entre les hommes et les femmes notamment. Ce qui est loin d’être facile dans de petites structures souvent sur le fil du rasoir sur le plan financier, qui pratiquent volontiers l’auto-exploitation et disposent de faibles marges de manœuvre.
4/ Votre étude montre qu’un tiers seulement de ces maisons d’édition vivent de leur activité. Qu’est-ce qui fait rêver cette « bohème éditoriale », comme vous la dénommez ?
S. N. : La volonté de faire changer les choses grâce aux idées, grâce aux auteurs publiés, d’avoir un effet sur le monde. Éric Hazan (La fabrique éditions) dit que les livres sont les plus puissants des outils de subversion et ces éditeurs croient profondément dans le pouvoir de l’écrit. Mais il ne faut pas oublier qu’être éditeur est aussi une position dans le monde intellectuel qui est loin d’être négligeable, même dans une petite maison. C’est une position rarement rémunératrice sur le plan économique, mais importante sur le plan symbolique. Un éditeur se définit par les auteurs qu’il publie, et ces derniers peuvent être très prestigieux, notamment dans le cas de traductions.
5/ Vous montrez combien l’économie de ces maisons d’édition est fragile. Quelle part prennent les librairies, et peut-être les bibliothèques dans leur soutien ?
S. N. : J’ai eu très peu d’informations concernant les bibliothèques, la plupart des éditeurs ignorant totalement comment avoir accès à elles et comment les informer de leurs publications. Certains m’ont même demandé des conseils à ce propos ! Il y a visiblement un manque à combler de ce côté. Le rôle des librairies, et surtout des librairies indépendantes, est par contre très important. Avoir le soutien de 200 ou 300 « bonnes » librairies est indispensable à la reconnaissance d’une petite maison d’édition. Certaines librairies sont très pointues et sensibles à la production des éditeurs critiques : elles connaissent et travaillent leurs catalogues, invitent leurs auteurs, mettent leurs ouvrages sur les tables et en vitrines. Elles accomplissent un travail indispensable à leur visibilité étant donné que ces maisons ont rarement accès aux médias et n’ont pas les moyens de mettre en œuvre des campagnes de promotion pour leurs titres. Il y a une homologie de position et une affinité évidentes entre petites maisons d’édition indépendantes et librairies indépendantes.
6/ Aujourd’hui, où en sommes-nous ? Est-ce que de nouvelles maisons d’édition s’inscrivent dans le sillage de ces maisons d’édition critiques indépendantes ?
S. N. : Oui tout à fait. Le mouvement que j’ai pu observer dans les années 1990 et 2000 ne s’est pas tari, de nouvelles maisons font régulièrement leur apparition dans le domaine de la critique sociale. On peut citer Libertalia, La Ville brûle, Ixe, Le Passager clandestin, Les Fondeurs de briques, parmi d’autres. La demande du public demeure forte alors que les thématiques du genre, de l’écologie, de l’urbanisme connaissent un renouveau important. De nouvelles identités éditoriales apparaissent et se développent autour de ces thématiques en prise avec les questions de notre époque et son besoin d’intelligibilité. Mais leur équilibre demeure toujours très précaire.
Propos recueillis par Véronique Branchut-Gendron et Catherine Jackson,
Le 7 janvier 2021