Docteure en sociologie, conservatrice générale des bibliothèques, Martine Poulain débute au service des études et de la recherche de la Bpi. Ex-rédactrice en chef du BBF, elle crée Médiadix ainsi qu’un master « Métiers du livre » à l’université Paris X puis finit par prendre la direction de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art jusqu’en 2013. En parallèle, Martine Poulain écrit sur la sociologie de la lecture et l’histoire des bibliothèques.
À l’occasion de la publication dans la collection Papiers des Presses de l’Enssib de Où sont les bibliothèques françaises spoliées par les nazis ?, nous avons rencontré sa coordinatrice Martine Poulain. Elle revient pour nous sur le sort de ces bibliothèques sous l’Occupation.
Vous avez dirigé l’ouvrage Où sont les bibliothèques françaises spoliées par les nazis ?, fruit de la contribution d’une douzaine d’auteurs. Quel regard portez-vous sur l’aspect collaboratif de ce travail ?
J’avais organisé il y a trois ans un colloque international sur ce sujet avec le soutien de l’Enssib, regroupant 24 contributions. J’estimais qu’il présentait un caractère assez innovant pour une publication en France alors, en ce qui concerne l’ouvrage, le choix s’est focalisé sur les bibliothèques françaises. En tant qu’éditrice, c’est un travail très intéressant : j’adore trouver des thèmes, des sujets, des auteurs et développer une relation avec eux au fil du temps. J’apprécie beaucoup l’idée d’aider à faire émerger, si ce n’est un sujet, une manière de le traiter en adoptant une démarche qui ne soit pas purement corporatiste, qui intègre des savoirs apportés par d’autres disciplines et qui se nourrit de regards extérieurs à la profession. Il y a aussi des relations humaines qui en émergent et qui donnent ensuite lieu à l’édition d’un livre.
Les bibliothèques sont considérées comme des temples du savoir et de la connaissance. Sur quels motifs reposaient ces spoliations ?
Les spoliations ont été majoritairement exercées auprès de personnes privées. Pendant l’été 1940, de grandes collections de bibliophiles juifs ou émigrés allemands antinazis ont été saisies et plus la guerre avançait, plus les spoliations concernaient des familles détentrices d’une petite bibliothèque de quelques volumes. Quelle que soit leur importance, les bibliothèques étaient spoliées dans le cadre de saisies complètes d’appartements, en même temps que le reste du mobilier présent. La question de savoir si elles représentaient une quelconque valeur ne se posait pas. Le but consistait à anéantir des personnes et leur culture, dont les livres faisaient évidemment partie.
Rien qu’en France, vous estimez le nombre de livres spoliés à environ cinq millions.
Les estimations restent très hasardeuses. Il y des traces de demandes de restitution, au moment de la Libération, de la part de personnes spoliées qui ont pu fournir des informations quant au contexte de leur spoliation. Nous avons retrouvé les dossiers d’environ 2 000 de ces demandes provenant de personnes mais aussi d’institutions, ainsi que 1,8 million de livres. Ce sont les données dont nous disposons mais la certitude est que les quantités sont très importantes et que l’ampleur de ce phénomène était insoupçonnée par absolument tout le monde, spécialistes y compris.
Concrètement, comment se déroulait le processus de spoliation ?
Le processus était mis en place par des équipes de la Gestapo et parfois de la police française sous le régime de Vichy. Il y avait un groupe d’intervention allemand appelé Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg qui était notamment spécialisé dans la spoliation d’œuvres d’art et de bibliothèques.
Pourquoi parle-t-on de bibliothèques « spoliées » plutôt que « pillées » ? En quoi cette nuance sémantique est-elle importante ?
Le pillage a accompagné toutes les guerres à toutes les époques. La notion de spoliation s’attarde sur le fait d’attaquer des ennemis privés, des individus, des familles qui ne sont pas des armées. Les spoliés sont désignés sur la base de critères définis, tels que l’origine ethnique ou la religion, tandis que le pillage est davantage arbitraire et moins organisé.
Pour répondre à la question posée par le titre de l’ouvrage, qu’en est-il aujourd’hui de ces « livres errants » ?
Dans la grande majorité des cas, nous ne savons pas ce qu’ils sont devenus. En France, près d’un quart des livres spoliés ont été restitués à leurs propriétaires. Plusieurs pays comme l’Allemagne ou l’Autriche ont récemment cherché dans leurs bibliothèques et ont commencé à retrouver des livres français. Il reste quantité de livres dont la spoliation n’a pas fait l’objet de traces écrites et il subsiste encore beaucoup de zones d’ombre, mais ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas chercher à savoir. Chercher, c’est entrevoir la possibilité d’un jour trouver. En tout cas, la mémoire de ces actes doit être connue.
Propos recueillis par Karim Guerda