Sophie Jehel  Salomé Kintz

Maitresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8 Saint-Denis, chercheure au CEMTI, Sophie Jehel conduit régulièrement des enquêtes auprès des adolescents sur leurs pratiques numériques. Elle met en perspective ces pratiques avec les stratégies des plateformes sur lesquelles se concentrent leurs activités numériques ainsi que les médiations éducatives mises en œuvre par les parents et les éducateurs.
 

Conservatrice des bibliothèques, Salomé Kintz est responsable de la communication et chargée de la collection en russe à La contemporaine (Nanterre) depuis septembre 2019. Elle a précédemment occupé le poste de responsable du service d’informatique documentaire de Paris 8 avant de rejoindre la Bpi en 2014. En charge de la valorisation des ressources en ligne et de la coordination des ateliers numériques, elle a contribué fin 2016 à la mise en place des « ateliers Info Intox », ateliers d’éducation aux médias et à l’information à destination de collégiens et de lycéens.

Rencontre avec Sophie Jehel et Salomé Kintz, directrices d'ouvrages aux Presses de l'Enssib, autour de la thématique des fausses informations et de l'éducation aux médias

Infox, influence des GAFAM, identité numérique... deux ouvrages, complémentaires viennent de paraître sur ces sujets d'actualité : Éducation critique aux médias et à l'information en contexte numérique, codirigé par Sophie Jehel et Alexandra Saemmer dans la collection Papiers, et Décoder les fausses nouvelles et construire son information avec la bibliothèque, dirigé par Salomé Kintz, dans la collection La Boîte à Outils. Sophie Jehel a également écrit une contribution dans l’ouvrage coordonné par Salomé Kintz.
Un entretien croisé avec Sophie Jehel et Salomé Kintz qui permet d'éclairer les enjeux de ces publications pour tous les professionnels de l’information.

 

1/ Vous mentionnez chacune dans votre introduction l'attentat en 2015 contre le journal satirique Charlie Hebdo comme un événement déterminant dans vos réflexions. Quel a été pour vous l'impact d'un tel événement ?
S. Kintz : Je le mentionne parce que c’est une date importante pour l’Éducation aux médias et à l’information (EMI), en ce que le discours politique fait alors de l’éducation – des jeunes, essentiellement – une« cause nationale ». Cette question de l’EMI devient politique, ou plutôt politicienne, avec parfois un contresens, ou une instrumentalisation. Car l’EMI, ce n’est pas dire ce qu’il faut penser, mais donner les moyens de penser. Les discours et les mesures en faveur de l’EMI qui ont suivi l’attentat ont aussi pu étonner les professionnels des bibliothèques, comme si l’EMI était quelque chose de nouveau, comme si rien n’avait été entrepris jusque-là. Alors que l’EMI n’a pas commencé en 2015 pour les bibliothèques, et qu’elle concerne tous les publics.
S. Jehel : L’attentat de Charlie Hebdo et le refus de la minute de silence dans de nombreux établissements ont été pour l’Éducation nationale un signal d’alerte quant à la diversité des sensibilités culturelles des jeunes et au risque de fracture politique. Il a été l’occasion de remettre l’EMI et la liberté d’expression au centre des politiques publiques d’éducation. Mais les traumatismes qu’il a représentés pour tous les jeunes devant le surgissement d’une violence sanguinaire au cœur de Paris, tout comme les jeunes musulmans qui se sont sentis stigmatisés dans leur religion, n’ont pas toujours été pris en compte. L’attentat antisémite de l’Hyper Cacher a été également un peu minimisé. Le lien entre ces attentats, la complexité des phénomènes sociaux, géopolitiques, religieux, culturels dont ils sont un révélateur et la défiance vis-à-vis des pouvoirs et des médias sont à travailler dans le cadre de l’EMI.

 

2/ Pourriez-vous présenter chacune votre ouvrage en quelques mots ?
S. K. : J’ai voulu essayer de prendre du recul par rapport à cette agitation, à ce « foisonnement » d’ateliers et de questionnements dans les bibliothèques sur ces questions, mettre en avant ce qui relève du « temps long ». Essayer de définir ce qu’est l’EMI, en quoi cela nous concerne, nous bibliothécaires. Et proposer un point d’étape pour montrer comment les bibliothèques abordent ces questions, et peuvent consolider leurs pratiques.
S. J. : Dans Éducation critique aux médias et à l'information en contexte numérique, nous avons voulu avec Alexandra Saemmer ouvrir l’EMI aux pistes de la recherche actuelle. Les objets médiatiques que constituent les plateformes numériques se découvrent progressivement au gré des lanceurs d’alerte et des recherches, mais ils évoluent aussi. Il est important pour les enseignants qui veulent (et doivent) s’en emparer d’avoir accès aux grandes problématiques et interrogations des chercheurs : désinformation, cybersexisme, surveillance numérique, etc. Et de disposer aussi de critères d’évaluation des outils numériques et de pistes pour développer la créativité les jeunes, par des détournements voire des dispositifs scéniques, afin d’éprouver par des activités concrètes les ambivalences et le fonctionnement caché des plateformes numériques.
Le plus dur a certainement été cela : comment prendre du recul alors que chaque jour on entendait parler d’une nouvelle initiative, que les plans et les journées d’étude se multipliaient et que les demandes des tutelles, des directions se faisaient très pressantes. Comment en effet rendre compte d’une réflexion en renouvellement, de pratiques en train de se faire ?

 

3/ Salomé Kintz, la deuxième partie de votre ouvrage s'intitule "Une chance à saisir pour les bibliothécaires". Expliquez-nous en quoi les fausses informations constituent une chance pour les professionnels des bibliothèques ?
S.K. : Si le véritable enjeu n’est pas la lutte contre la propagation des fausses nouvelles, mais bien le fait d’être capable d’exercer son esprit critique, alors ça peut être l’occasion de réaffirmer pour les bibliothécaires les fondamentaux de leur métier : sélectionner, chercher, donner accès à une information vérifiée... Et quand on entend qu’« à l’ère d’Internet  on n’a plus besoin de bibliothécaires », notre ouvrage collectif démontre que justement, si. Alors bien sûr, ça peut être vu comme une tentative désespérée d’autojustification (« si, je suis utile ! »), ou comme une idéalisation du métier, mais je pense vraiment que nous  pouvons l’être, à condition bien sûr de se donner les moyens et les connaissances nécessaires pour jouer ce rôle. Par exemple, l’un des enseignements des ateliers « Info Intox » menés à la Bibliothèque publique d’information (Bpi) au départ à destination des collégiens, c’est que finalement, tout le monde était concerné par cette question d’EMI, les jeunes, le public adulte, et nous aussi, professionnels.

 

4/ Sophie Jehel, vous travaillez plus particulièrement sur le public adolescent et ses relations à l'information. Qu'est-ce qui caractérise ce public dans son rapport à l'information ?
S. J. : Contrairement aux jeunes adultes et aux étudiants, leur première source d’information est la télévision, surtout les chaînes d’information continue qu’ils regardent encore souvent avec leurs parents. Mais il n’y a pas d’homogénéité des publics adolescents, selon leurs filières de formation et leur milieu social, ils ont des pratiques informationnelles qui diffèrent. Les adolescents inscrits dans les filières générales et technologiques, les enfants de classes moyennes et favorisées consultent davantage Wikipedia, ou les sites d’information journalistique, par exemple. Ensuite leur rapport à l’information ou à l’actualité est marqué par la pratique des réseaux socio-numériques et leur manière de juxtaposer sans transition des informations hétéroclites, plus ou moins reliées à leurs centres d’intérêt, leurs consultations numériques ou celles de leurs contacts. Leur rapport à l’information est donc un peu confus et souvent ludique. J’explique dans Décoder les fausses nouvelles et construire son information avec la bibliothèque comment les sites de désinformation peuvent susciter un intérêt qui relève d’abord de l’amusement et qui au final entretient un halo de doute. Cela n’empêche pas, chez un grand nombre, une capacité de distanciation vis-à-vis des émissions qu’ils connaissent bien et dont ils critiquent le caractère caricatural, comme je le montre dans Éducation critique aux médias et à l’information en contexte numérique. C’est cet esprit critique qui mérite d’être nourri par l’EMI et étayé notamment par une connaissance des règles déontologiques de la profession et des débats qu’elles suscitent.  

 

5/ Concernant la défiance vis-à-vis de l'information, constatez-vous une évolution grâce au travail de fond conduit en faveur de l’Éducation aux médias et à l'Information (EMI), associant largement des enseignants, des chercheurs, des journalistes, des sociologues ... ?
S. K. : Il y a d’abord eu un travail dans l’urgence je pense, suite aux discours politiques. Il fallait, dans les bibliothèques, « faire de l’EMI » à tout prix et tout de suite. Mais comme finalement, de nombreuses actions en ce sens existaient déjà dans nos établissements, que de plus c’est passionnant et que les ramifications sont très larges, ça a été l’occasion effectivement de renouveler une réflexion sur nos pratiques, de se rendre compte qu’il y a des choses qu’on faisait déjà, de travailler avec des partenaires, journalistes et enseignants, d’une façon peut-être différente. De mener une vraie réflexion professionnelle sur nos métiers, leurs spécificités et leurs complémentarités. Il faut maintenant espérer que les moyens humains, le temps et la volonté perdurent !
S. J. : Les interventions conduites depuis 2015 favorisent le développement de la réflexivité des jeunes sur leurs pratiques. Il est intéressant de faire entrer dans l’école ou les formations hors l’école des chercheurs, des journalistes qui viennent aider les enseignants en apportant leur méthodologie, leurs expériences et leurs interrogations. Mais les sources de la défiance vis-à-vis de l’information sont nombreuses et profondes, elles tiennent à la forte méfiance des Français vis-à-vis du personnel politique, à des critiques justifiées de certains emballements médiatiques. La défiance est aussi la résultante de la complexité de notre société, et des crises qui s’accumulent, climatiques, sanitaires, économiques, politiques… La pandémie que nous connaissons et les retournements des discours publics risquent de l’avoir encore aggravée. L’EMI ne peut se fixer comme objectif de créer à tout prix de la sécurité informationnelle mais plutôt d’apporter des connaissances sur le fonctionnement des médias et des espaces où les doutes peuvent être explicités et mis à l’épreuve de l’argumentation.

 

6/ Que vous a apporté à chacune cette aventure éditoriale ? Quelles surprises vous a-t-elle réservées ?
S. K. : En ce qui me concerne, c’était plus ou moins la première aventure éditoriale, alors des surprises, il y en a eu ...beaucoup ! J’ai réalisé le travail que cela demandait de faire aboutir un ouvrage collectif, écrire certes, mais aussi demander aux autres d’écrire, solliciter les bonnes personnes, relire, essayer d’obtenir un tout cohérent. Au final, ça a été très intéressant, mais très prenant !
Je ne suis pas une théoricienne, c’est la pratique qui m’a fait m’interroger sur ces questions d’EMI et le fait d’être sollicitée pour cette Boîte à Outils m’a permis de questionner mes pratiques, ce qui a vraiment été une chance : on a rarement la possibilité de réfléchir de la sorte sur ce qu’on fait au quotidien dans son métier.
S. J. : Nous avons eu un grand plaisir à conclure cette aventure éditoriale qui représentait l’aboutissement d’un échange de trois années avec des collègues enseignants-chercheurs qui ont su tirer de leurs dernières recherches quelques enseignements qui leur semblaient cruciaux et éclairants pour le développement de l’EMI. Nous avons été ravies de voir comment les contributions pouvaient se répondre et se compléter proposant de nouveaux chemins d’expérimentation intellectuelle et pédagogique. Nous avons été très touchées, comme l’ensemble des auteurs, de la qualité de l’accompagnement éditorial que nous ont offert les Presses de l’Enssib.

 

Propos recueillis par Véronique Branchut-Gendron
Le 1er octobre 2020