Christophe Evans

Christophe Evans est responsable du service Études et Recherche de la Bibliothèque publique d’information (Bpi). Sociologue et spécialiste des pratiques de lecture et de l’usage des bibliothèques, il est membre du Centre de recherche Gabriel Naudé (Enssib). Christophe Evans écrit régulièrement pour les Presses de l’Enssib et a notamment coordonné l’ouvrage Mener l’enquête. Guides des études de publics en bibliothèques (BoîteàOutils#22).

Rencontre avec Christophe Evans, directeur de publication de "L’expérience sensible des bibliothèques. Six textes sur les publics des grands établissements"

Alors que vient de paraître aux Presses de l’Enssib L’expérience sensible des bibliothèques, Christophe Evans, directeur de la publication, nous expose le projet de cet ouvrage. Dans ce livre le « souci des publics » est éclairé de six façons différentes par des contributeurs situés à la croisée de plusieurs mondes.
 

1/ Les bibliothèques sont définies dans l’ouvrage comme des « lieux de sociabilité », une dimension que la période actuelle de confinement bouscule ou interdit. Quelles sont d’après vous les conséquences de cette période pour les publics, en particulier les « séjourneurs » ?
Les conséquences des fermetures au public des espaces physiques des bibliothèques sont sans doute importantes et pourtant difficiles à bien mesurer, notamment sur le long terme. On peut se dire que ces fermetures sont susceptibles d'accentuer des manques et des déséquilibres : déficit de connaissances, perte d'occasions de confrontation à la diversité culturelle, difficulté à accomplir des travaux intellectuels personnels sans le recours au cadre structurant de la bibliothèque, défaut de participation à un espace public inclusif, etc. La continuité des services assurée avec le « prêt à emporter » (nécessitant souvent une réservation en ligne préalable, sans possibilité de furetage sur place), ou avec une proposition d'accès à des ressources numériques à distance, ne comble pas le déficit de partage d'un espace public culturel commun et la sociabilité qui en découle souvent, même si cette sociabilité est indirecte : il y a plus souvent coprésence qu'interaction au sens fort. Cette expérience est singulière puisqu'elle met en jeu le corps, le regard, l’ouïe, l'esprit, les affects, dans un bain culturel (et parfois ludique) non marchand.

Les effets des bibliothèques de ce type sont rarement valorisés, alors que les usagers sont susceptibles d'en témoigner si on les invite à le faire par des moyens appropriés : témoignages, entretiens approfondis, récits de vie, etc. Il ne faut pas oublier non plus le cas des étudiants qui sont en recherche d'ambiances propices au travail intellectuel mais également d'occasions de sortie. Je serais tenté de dire enfin que tous les usagers qui viennent sur place profitent d'une manière ou d'une autre du « cadre » des bibliothèques : les séjourneurs au long cours comme les emprunteurs furtifs, c'est plus une question de degré à vrai dire que de nature.



2/ Autour de la notion d’expérience sensible en bibliothèques, vous réunissez six textes différents produits par des auteurs qui le sont tout autant (sociologues, chercheurs, conservatrices de bibliothèques, éditeur). De quelle réalité des bibliothèques souhaitez-vous témoigner ?
C'est justement l'intention de témoigner de « l'infra-ordinaire » des bibliothèques - comme aurait dit Georges Perec - qui a motivé la réunion de ces textes.

En plus des événements « extra-ordinaires » qui surviennent dans les bibliothèques et qui font l'actualité (expositions, concerts, rencontres, nuits blanches, etc.), il existe un ordre de phénomènes moins marquants, liés aux usages répétés des publics sur place, qui relèvent plus de la routine, de comportements discrets, de la répétition de mêmes gestes (l'installation régulière à une place, la déambulation dans les rayonnages, l'utilisation d'un poste informatique pour accéder aux mêmes ressources, etc.), et qui ont beaucoup d'importance pour les personnes qui les accomplissent. Il n'est pas question évidemment d'opposer les deux régimes/ordres de phénomènes, il faut les articuler pour avoir une image complète de la bibliothèque.

Réunir pour le livre des contributeurs dont les fonctions et les modalités de restitution de leurs activités, et de leurs expériences, étaient assez différentes était un autre parti-pris, mais aussi une prise de conscience pour nous chercheurs (s'il est placé sous ma direction, le livre a été longuement discuté au sein du service Études et recherche de la Bpi avec Agnès Vigué-Camus et Muriel Amar. Et c'est Muriel qui a assuré en fait la plus grande partie du travail d'édition au sens intellectuel) : les sociologues n'ont pas le privilège de l'accès, de la compréhension et de la restitution de l'infra-ordinaire des bibliothèques, d'autres acteurs de terrain sont à même de le faire. Les résultats des uns et des autres ne sont pas tout à fait les mêmes évidemment (compte rendu scientifique dans un cas, récit d'expérience professionnelle et humaine dans l'autre), mais certains éléments sont tout à fait communs.
 

3/ Rendre compte du rapport entre « l’espace institué », par le bibliothécaire, et « l’espace restitué » par le public, tel est le projet que vous assignez à cet ouvrage. Comment, d’après vous, s’opère l’articulation entre ces deux espaces ?
C'est Alain-Marie Bassy, premier responsable d'une mission d'étude des publics à la Bpi qui, dès l'ouverture de cet établissement à la fin des années 1970, disait que le bibliothécaire « institue » l'espace et que l'usager le « restitue ». L'expérience-bibliothèque est le résultat de cette articulation créatrice. Dans mon introduction, je propose de prendre en compte deux aspects de la notion de dispositif que j'applique aux bibliothèques : un dispositif primaire d'une part, qui est le fruit du travail de programmation et d'organisation de l'espace et des collections par les bibliothécaires (mais aussi architectes, designers, programmistes, etc.), et d'autre part un dispositif secondaire qui est le fruit du « travail » des publics, de leur implication, de leur créativité et parfois de leur rébellion. C'est un peu l'idée d'une carte muette d'un côté et d'un territoire vécu de l'autre ; c'est surtout une invitation à prendre conscience du fait - souligné par d'autres sociologues tels que Jean-François Barbier-Bouvet - que le public à travers ses usages (à commencer simplement par sa fréquentation) devient un ingrédient du dispositif qui l'accueille : il y insuffle de la vie, y apporte de l'altérité, des ambiances sonores propices à la concentration ou au recueillement, il provoque parfois des occasions de distraction voire de rencontre, etc.
La restitution de l'espace par les usagers peut bien sûr se faire également à travers une forme de dépassement, de contournement ou de subversion du dispositif initial. Cela entraîne parfois des conséquences positives : une demande, jusque là non servie, rencontre une offre ; un service pensé par exemple pour telle catégorie de public est utilisé par une autre catégorie : les loupes mises à disposition des personnes en situation de déficience visuelle servent aux personnes désireuses d'agrandir les détails des tableaux dans les livres d'art, les postes internet prévus pour les personnes non équipées à leur domicile sont utilisés prioritairement par des personnes déjà équipées. Cela entraîne aussi parfois des conséquences négatives : une partie du public accapare un espace et chasse une autre partie du public... La connaissance fine de ces modes de restitution de l'espace par les usagers doit bien sûr nous inciter, dans nos enquêtes de public, à nous intéresser aux usages institutionnels (« institués ») de nos établissements, comme aux usages non institutionnels, ce qui veut dire ne pas se contenter de l'évaluation quantitative des services et des offres.

 

4/ La deuxième partie du livre, Paroles de proximité, expose des outils de connaissances des publics singuliers pour nos domaines : l’écoute, le recueil de récits (par l’image ou l’écrit). Quel est l’intérêt d’emprunter ainsi les chemins de l’anthropologie ?
L'intérêt, il me semble, c'est de produire des données très qualitatives qui permettent d'approcher au plus près les expériences vécues par les individus eux-mêmes. C'est l'effort que tentent de faire de nombreux anthropologues, sociologues, journalistes, qui partent du principe qu'on ne doit pas renoncer à la dimension sensible du vécu et de l'expérience humaine, en particulier dans la restitution de la relation entretenue entre « observés » et « observateurs ». Peut-être faut-il travailler encore, plus qu'on ne le fait aujourd'hui, pour produire de nouveaux types d'indicateurs qualitatifs qui reposent sur des récits ou des extraits de récits sans verser dans le storytelling (la « belle histoire » destinée à convaincre). L'idée aussi, c'est de montrer que certaines postures de l'anthropologue (l'écoute empathique) et certains de ses matériaux de recherche (photos, films), sont parfois à la portée des professionnels qui sont au contact des publics.
 

5/ Le service Etudes et recherche (SER) de la Bpi est associé, pour certains titres portant sur les publics, à la collection Papiers qu’édite les Presses de l’Enssib. Comment se définit cette collection Papiers Bpi ?
La collection Papiers-Bibliothèque publique d'information est une collection destinée à valoriser les études ou recherches pilotées par la Bpi auprès de la communauté professionnelle et scientifique, voire plus largement encore. Le partenariat d'édition entre la Bpi et l'Enssib (depuis 2016) résulte en fait de la disparition du propre service d'édition de la Bpi et du besoin qui se faisait sentir pour nous de bien valoriser certaines de nos productions sous la forme d'ouvrages imprimés (alors que nous avions mis en place une solution d'édition gratuite sous forme numérique avec OpenEdition Books). Ce partenariat, décidé par la directrice de la Bpi, Christine Carrier, et la directrice d'alors de l'Enssib, Anne-Marie Bertrand, fait l'objet d'une convention entre nos deux institutions.

Je fais pour ma part le constat qu'une édition au format imprimé - encore aujourd'hui - n'a décidément pas le même statut qu'une édition au format numérique (pour les auteurs, les tutelles, comme pour les lecteurs), pas la même visibilité, pas la même durée de vie, n'emprunte pas les mêmes canaux de circulation et est par conséquent susceptible de trouver d'autres publics. Observer la façon dont les deux types de support trouvent leurs lecteurs (et acquéreurs) est évidemment pour nous comme pour l'Enssib un enjeu important.

 

Propos recueillis par Véronique Branchut-Gendron et Catherine Jackson,
Le 3 décembre 2020