Éric Delamotte est professeur à l’université de Rouen Normandie en sciences de l’information et de la communication, et membre de l’UMR CNRS 6590 Espaces et sociétés (ESO).
Coordinateur de l’ouvrage Recherches francophones sur les éducations aux médias, à l’information et au numérique. Points de vue et dialogues, paru 5 mai 2022 dans la collection « Papiers » des Presses de l’Enssib, Éric Delamotte, professeur à l’université de Rouen Normandie en sciences de l’information et de la communication, fait le point sur l’état de la recherche en matière d’EMI et dresse les principaux enjeux liés à ce domaine.
1/ Comment est né le projet de ce livre ?
Il est né de rencontres faites dans des colloques en France, en Belgique et au Canada et des lectures de collègues francophones. Il y a surtout le constat que l’éducation aux médias et à l’information commence à avoir une épaisseur historique qu’il me semblait intéressante à montrer. Je ne voulais pas faire une « Histoire » de l’EMI mais proposer des dialogues entre chercheurs afin d’ouvrir des perspectives croisées, en laissant une grande liberté aux contributeurs dans la manière dont ils voulaient interagir.
2/ Vous dites que les problématiques d’information et de communication sont universelles, mais avec des approches spécifiques à chaque pays. Quelles sont celles de la France ?
Les questions d’éducation aux médias, à l’information et au numérique se posent dans toutes les sociétés mais avec des singularités historiques, éducatives et culturelles.
L’originalité de la France, c’est de s’être dotée de deux dispositifs institutionnels singuliers : un corps d’enseignants professeurs documentalistes, formés aux approches info-communicationnelles, et un organisme, le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information, le Clemi, qui gère aujourd’hui une grande partie de la formation à l’EMI[1].
3/ L’un des objectifs de ce livre est de dresser un bilan de la recherche francophone en EMI. Quels en sont les principaux aspects ?
La recherche francophone est plutôt dynamique. Elle s’est construite non en opposition au monde anglo-saxon mais en développant des terrains en partie différents de celui-ci. La recherche francophone a, par exemple, mis au centre la question de l’information tandis que la recherche anglo-saxonne se focalise plutôt sur les médias. Il faut souligner que le domaine de l’EMI a été défriché d’abord par des professionnels de l’éducation et des médias ou des bibliothèques, qui ont été des innovateurs. Les chercheurs ont toujours été précédés par les gens du terrain.
4/ Comment le numérique a-t-il bousculé les médias, l’information et la manière dont la recherche les appréhende ?
Le numérique conduit à repenser complètement la notion de média et la notion d’usager, car, aujourd’hui, nous ne sommes plus uniquement des récepteurs mais aussi des producteurs ou coproducteurs d’information. Notre rapport aux médias change, notamment parce que nos capacités à naviguer et à organiser l’information se sont modifiées. Le numérique pose aussi la question des technologies et des supports qui modifient notre rapport « littéracique » au monde. Dans un premier temps, le numérique est apparu comme la promesse d’un monde tout beau, transversal. Ensuite, est venu le temps du désappointement, où l’on voit que le numérique, c’est aussi, par exemple, le harcèlement en ligne. La recherche doit tenir compte de ces mouvements de balancier mais s’en dégager pour s’inscrire dans un temps plus long et se tourner vers l’observation de réalités sociales qui ne sont pas toujours regardées. La question de la sobriété numérique, par exemple, va prendre de l’importance. Comment penser cela en tant que chercheur ?
5/ Que pensez-vous du paysage de l’EMI en France, caractérisé par une très grande diversité d’acteurs qui ne se connaissent pas toujours entre eux ?
Heureusement qu’il y a une diversité d’acteurs et d’actions ! Cette diversité est porteuse de richesses. Ces acteurs n’ont pas tous fait le travail de retour sur l’histoire de l’EMI que propose notre livre et se focalisent plutôt sur les enjeux d’aujourd’hui. La nécessité de penser en réseau, de développer des projets en commun prend du temps, constitue une étape à venir.
6/ Comment voyez-vous la place des bibliothèques parmi ces acteurs ?
Les bibliothèques ont un public beaucoup plus large que celui de l’Éducation nationale. Elles accueillent des adultes, notamment les parents, des personnes que l’Éducation nationale a perdues ou n’a jamais rencontrées. Les bibliothèques sont des « tiers lieux » sur leurs territoires et je pense qu’il y a des réseaux à créer entre elles et d’autres acteurs avec lesquels on voit bien la complémentarité, tels que les associations d’éducation populaire, les médias, l’Éducation nationale, ce qui se fait déjà, du reste. Il y a matière à faire et à partager des expériences, des approches et des réflexions axiologiques.
7/ Relevez-vous des points de vigilance en matière de recherche en EMI ?
J’en vois quelques-uns, qui sont valables pour tous les acteurs du secteur, pas seulement pour la recherche. Je pense qu’il faut se méfier du temps court et de l’actualité. En ce moment, on travaille beaucoup sur le harcèlement, sur les fake news ou encore sur l’émotivité dans les médias. Ce sont des portes d’entrée intéressantes mais on ne peut pas considérer que l’EMI se résume à des approches de ce type. En étant focalisé sur des éléments, certes importants mais peut-être circonstanciels, on risque de se passer des savoirs et des approches critiques essentiels. Je trouve, notamment, qu’on ne sensibilise pas assez les élèves et les citoyens aux logiques économiques qui conditionnent en grande partie les pratiques et les usages de l’information.
8/ Au cours de votre travail, avez-vous identifié des expériences à l’étranger dont la France pourrait s’inspirer ?
Une des pistes qui me semblent très intéressantes vient du Québec où l’on met l’accent sur la dimension créative de l’EMI. Les Québécois ne séparent pas le travail créatif, l’éditorialisation et l’esthétique, alors qu’en France, on est plus sensible au contenu qu’à la forme. Or, quand on demande à des élèves de créer une chaîne Youtube, une Web radio ou tout autre projet dans le cadre d’une éducation active, la dimension esthétique fusionne avec le contenu. Il y aurait à développer la créativité esthétique dans le cadre d’une éducation à la communication. Le risque est que des genres médiatiques, comme, par exemple, les tutos, le plus souvent réalisés au départ par des amateurs, se ressemblent tous et qu’ils soient sous l’emprise d’applications commerciales.
9/ Quels sont, pour vous, les principaux défis à relever aujourd’hui concernant l’EMI ?
D’abord, il faut souligner que la France, contrairement à d’autres pays, s’est dotée d’outils institutionnels et d’une politique en la matière. Ceci dit, on peut regretter qu’il n’y ait pas un nombre d’heures précis attribué à l’EMI dans les programmes scolaires. Il me semble que si on veut que l’éducation aux médias, à l’information et au numérique continue de se structurer, il faudrait une reconnaissance institutionnelle plus ferme de ces éducations et une forme de disciplinarisation.
Du côté de la recherche, il reste à mieux connaître et analyser les pratiques communicationnelles des plus jeunes enfants. À l’ère de nos technocultures, c’est un enjeu majeur. Il serait intéressant aussi d’étudier les pratiques de communication au sein des familles, au sens large du terme, car c’est un lieu de socialisation, d’apprentissages et de partage des expériences très important. On pourrait également développer des recherches pour analyser l’apport à l’EMI de différents corps professionnels, dont les bibliothécaires, et les modalités de coopération et de partage ou de répartition des compétences entre eux sur le terrain. Mais cela ne pourra se faire que dans une certaine conception de la recherche qui soit collaborative, voire participative, entre chercheurs et acteurs de terrain.
[1] Le Clemi a publié en janvier la brochure 2021-2022 de l’éducation aux médias et à l’information
Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 18 mai 2022