Joëlle Le Marec

Joëlle Le Marec a été en poste à l’université de Lille puis à l’ENS lettres et sciences humaines de Lyon où elle a piloté une communauté académique de recherche en études de sciences. Elle a dirigé le laboratoire GRIPIC à Sorbonne Université et a rejoint en septembre 2021 le Muséum national d'histoire naturelle. Ses recherches sont ancrées en muséologie et dans l’étude des rapports aux savoirs. Elles portent sur la condition du public des institutions, sur l’expression culturelle des sciences, sur les cultures de l’enquête.

Rencontre avec Joëlle Le Marec à l'occasion de la sortie de son ouvrage « Essai sur la bibliothèque. Volonté de savoir et monde commun »

À l'occasion de la sortie de son ouvrage « Essai sur la bibliothèque. Volonté de savoir et monde commun » dans la collection « Papiers » des Presses de l'Enssib, Jöelle Le Marec nous livre les clés de sa vision très engagée du rôle des bibliothèques dans nos sociétés, notamment auprès des personnes les plus vulnérables.

 

1/ Joëlle Le Marec, vous êtes chercheuse, jusqu'à très récemment vous dirigiez le laboratoire de recherche en sciences de l'information et de la communication du Celsa à la Sorbonne. Qu'est-ce qui vous a conduite à vous intéresser aux bibliothèques et à leurs transformations ?
C'est lié à un concours de circonstances. J'ai découvert la force des enjeux présents dans les espaces institutionnels des savoirs quand j'ai rejoint la Cité des sciences et de l'industrie de Paris en tant qu'animatrice pendant mes études, en 1986. J'ai aussi fait un stage à la Bibliothèque publique d'information au cours duquel j'ai été marquée par la manière dont les équipes menaient des recherches sur le terrain, au contact du public. J'ai été saisie par le contraste entre le caractère vivant, gratuit, ordinaire, très répandu de la bibliothèque, que l'on fréquente dès tout petit, puis en tant qu'étudiant et dans sa vie d'adulte, et le caractère intense de ce qui s’y passe en toute discrétion. La bibliothèque accompagne souvent les transformations qui interviennent dans nos vies quand elles mettent en jeu des savoirs. C’est ça qui m’a conduite à ne pas lâcher la bibliothèque et le musée comme terrains de mes recherches en anthropologie des savoirs et dans l'étude des savoirs au quotidien.

 

2/Vous publiez pour la première fois aux Presses de l'Enssib. Pourquoi ce choix ? Qu'est-ce que cela représente pour vous de vous adresser directement au public de professionnels des bibliothèques ?
Ce choix reflète la perméabilité de l’espace institutionnel, des enjeux et des sociabilités de celles et ceux qui le traversent. Je suis en lien continu avec les équipes de la Bibliothèque nationale de France et celles de la BPI qui m'ont fait la proposition de publier aux Presses de l'Enssib. Je suis ravie de m'adresser aux professionnels qui témoignent toujours beaucoup d'intérêt pour les savoirs produits à propos des bibliothèques, qui réfléchissent beaucoup sur eux-mêmes au nom d'un scrupule qui est caractéristique des métiers du public. Ce livre permet de développer des alliances interprofessionnelles entre les universitaires et les bibliothécaires qui sont, les uns comme les autres des professionnels des institutions du savoir. Je trouve que c'est cohérent avec une pratique de la recherche comme manière d’apprendre et partager avec autrui.

 

3/ Vous livrez dans votre ouvrage une vision très engagée et même politique du rôle des bibliothèques aujourd'hui. Comment s'est forgée cette vision ?
Cette dimension politique ne vient pas d’une volonté de faire quelque chose de politique mais du fait que, quand on est témoin par les enquêtes de la fragilité des milieux qu’on étudie et de ce qui les menace, la dimension politique apparaît car on est obligé, selon moi, de prendre la responsabilité des savoirs qu’on élabore. Cela vient aussi de la reconnaissance enfin, grâce aux études féministes et à la philosophie du care, que le politique est partout. La fameuse neutralité axiologique apparaît comme une illusion, quelle que soit la discipline. Cet ensemble de travaux a restitué à beaucoup de pratiques sociales peu visibles une dimension absolument politique dont elles avaient longtemps été amputées. Je trouve que la bibliothèque appartient au monde du care, du soin intellectuel, et qu'à ce titre sa dimension politique est légitimement révélée.

 

4/ Vous parlez de « volonté de savoir et monde commun ». Quelle est, selon vous, la singularité de la bibliothèque parmi les lieux de sociabilité si importants dans la société d'aujourd'hui ?
Les bibliothèques, par leur grande diversité et accessibilité, créent les conditions d’une égalité qui n’est pas de principe mais qui est exercée, tout le temps, et permet donc d'éprouver empiriquement ce monde commun. L'attention parfaitement égale accordée par les bibliothécaires à tous types de demandes, le respect de la dignité des projets de savoir de chacun sont profondément ressentis par les publics. C'est très frappant dans les enquêtes de voir les personnes, qui souffrent par ailleurs d'inégalités, évoquer ce sentiment d'égalité ressenti à la bibliothèque, la conviction d'être à leur place, prises au sérieux. J'ai aussi une hypothèse, très personnelle, c'est que le classement alphabétique des auteurs ne préjuge pas de l'importance de ce qu'on lit et neutralise la hiérarchie de lectures. On trouve à la bibliothèque des conditions qui légitiment des projets de transformation de sa vie, tels que chercher un travail, préparer un concours, étudier. Les conditions de concentration, le besoin de régularité et de temps long y sont institutionnellement entretenues, alors que dans beaucoup d'autres domaines de la société, y compris l'université, nous sommes soumis à des conditions de compétitivité, de forte pression.

 

5/ Vous évoquez l'invisibilité de l'expérience en bibliothèque. Cette discrétion isole-t-elle ou protège-t-elle les bibliothèques ?
Les deux. La bibliothèque est invisible mais bien repérée, par les personnes en exil, par exemple, qui savent qu'elles vont y trouver l'aide pour un nouveau départ. Si la bibliothèque doit être valorisée, ce n'est pas par des actions de communication de type publicitaire qui peuvent révéler la fragilité de l'institution et peuvent choquer le public, comme j'ai pu le constater chez les visiteurs des musées. Je pense que les personnes à convaincre sont celles d'une strate de l'administration et de l’action politique qui ne prennent pas toujours au sérieux la bibliothèque alors que ces personnes ont le pouvoir de la transformer de manière destructrice, à la manière dont on a détruit tant de milieux écologiques fragiles.

 

6/ Vous parlez aussi des « non publics », objet de tous les désirs. Faut-il arrêter de vouloir attirer tous les citoyens ?
Une fois qu'on a attiré un public, on a envie de celui qui ne vient pas et qui concentre toute l'attention. Ce fameux non public est la zone d'expansion des institutions culturelles, or je crois que cela constitue une illusion incroyablement dangereuse. Le danger serait, par exemple, de transformer la bibliothèque pour en accroître l'offre culturelle censée attirer ce nouveau public, et de la faire ressembler à tous ces opérateurs qu’on sent stressés, indécis sur ce qu’ils doivent proposer et s’adressant in fine toujours aux mêmes personnes sous prétexte de démocratisation. Alors qu'elle a longtemps été le symbole même de l'immobilisme, la bibliothèque se trouve aujourd'hui à l'avant-garde du mouvement, à la frontière de l'anthropologie et de l'environnement, qui montre à quel point les savoirs de l'entretien, de la reproduction, du maintien, les savoirs des habitants sont essentiels. Or la bibliothèque, où les savoirs ont été continuellement pris au sérieux dans leur infinie diversité, se trouve en phase avec cette vision.

 

7/ La question des vulnérabilités et de la précarité est très présente dans vos recherches. Comment percevez-vous le rôle des bibliothèques dans ces domaines ?
Il est très important. La bibliothèque publique est un lieu très ouvert et il y a longtemps que l’on y a vu et remarqué « les pauvres » pour reprendre le terme utilisé par Serge Paugam. Mais on commence à voir que la précarité, y compris celle qu'on rencontre à l'université ou celle qui commence à exploser parmi les jeunes, n'est pas accidentelle mais structurelle. Cette dimension structurelle des vulnérabilités et des précarités a été un peu cachée par le grand récit optimiste du progrès. Mais face à l'effondrement de la biodiversité, aux changements climatiques, à un monde qui se brutalise fortement, on ne peut plus échapper à la dimension structurelle de la vulnérabilité. Il se trouve que les bibliothèques ne sont pas effrayées par les précarités car elles les ont accueillies très tôt et elles ont posé dans les savoirs les principes d’émancipation et de partage. Je pense que la bibliothèque, où l'on vient pour essayer d'améliorer sa vie, est un haut lieu pour penser la dimension structurelle des précarités aujourd’hui.

 

8/ La pandémie a-t-elle renforcé ce rôle ?
Oui, j’ai trouvé cela fantastique la manière dont les bibliothèques se sont organisées face au confinement. Par contre, je trouve qu'il y a aujourd'hui un retour de bâton très fort, une volonté d'oubli, de la part des administrations et des personnels politiques, des expériences d'entraide, de citoyenneté qui se sont exercées empiriquement un peu partout. Il n'y a aucune reconnaissance des savoirs qui se sont exprimés à ce moment-là dans les bibliothèques et dans les autres institutions du soin. On revient aujourd’hui à un discours qui propage une vision très dépréciative de la population, montrée comme désobéissante, méfiante. La leçon du Covid est que la bibliothèque prend au sérieux les publics et fait le pari du respect des uns des autres, de la dignité. Cela peut sembler de belles paroles mais c’est construit dans l’expérience et cela va bien au-delà de principes affichés. Ce sont des savoirs qui vont nous aider dans l’avenir. On m'a souvent reproché d'avoir une vision trop enchantée mais je tiens à dire que c'est l'enquête assidue qui me fait garder cette vision. Je suis régénérée depuis des décennies par ce qui remonte des enquêtes de publics menées dans les lieux de haute concentration du souci d'autrui que sont les bibliothèques et qui m'immunise contre une vision pessimiste de la possibilité de vivre ensemble.

 

Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 23 septembre 2021