Cécile Touitou

Cécile Touitou est chargée de mission marketing à la bibliothèque de Sciences Po Paris après avoir été chef de projet « Public et démarche qualité » à la Délégation à la stratégie et à la recherche de la BnF. Elle a auparavant exercé comme consultante au cabinet Tosca consultants et comme documentaliste dans différents types d’établissements tant en France qu’aux États-Unis et au Canada. Membre de la commission CN46-8 de l’Afnor, elle a contribué à la rédaction du livre blanc Qu’est-ce qui fait la valeur des bibliothèques ?
Après avoir été rédactrice en cheffe du BBF, elle a dirigé récemment les ouvrages La valeur sociétale des bibliothèques : construire un plaidoyer pour les décideurs (Éditions du Cercle de la Librairie, 2017) et Évaluer la bibliothèque par les mesures d’impacts (La Boîte à outils #37, Presses de l’Enssib, 2016).

Rencontre avec Cécile Touitou, directrice scientifique de l’ouvrage collectif "Bibliothèques publiques britanniques contemporaines"

À l’occasion de la parution de l’ouvrage Bibliothèques publiques britanniques contemporaines. Autopsie des années de crise, nous avons rencontré Cécile Touitou, directrice de cette publication réunissant les contributions de quatorze auteurs experts, français et britanniques.
 

1/ Vous publiez aux Presses de l’Enssib l’ouvrage Bibliothèques publiques britanniques contemporaines. Autopsie des années de crise. Pouvez-vous nous présenter cet ouvrage et situer le contexte du sujet traité ?
Cet ouvrage revient sur six années de crise qu’ont traversé les bibliothèques britanniques entre 2010-2016. Cependant, comme le répètent la plupart des contributeurs, la crise avait commencé avant le lancement de la politique de « Big Society » initiée par le gouvernement de coalition dirigé par David Cameron en 2010, et continue encore aujourd’hui en 2020, puisque comme l’écrit un récent article du Guardian, 800 bibliothèques ont désormais été fermées depuis 2010. On peut se montrer très inquiet sur l’impact qu’auront les fermetures temporaires dues au Covid-19 sur ce réseau très fragilisé.

2/ Concernant les fermetures des bibliothèques traitées dans l’ouvrage, y a-t-il une spécificité britannique, en particulier dans les différents registres d’engagement de la société civile et des professionnels pour défendre le maintien de la lecture publique ?

Une des spécificités britanniques est qu’elles sont encadrées par une série impressionnante de règles et par la fameuse loi de 1964 qui, comme le rappelle A.-M. Vaillant, oblige la fourniture par les autorités locales d’un « service de bibliothèque complet et efficace qui réponde aux besoins de leurs communautés compte tenu des ressources disponibles » et fait reposer l’obligation de contrôle sur l’État. Cependant, cette loi n’a pas été en mesure de les protéger contre les décisions locales de les fermer, ou d’en dédier la gestion à des associations bénévoles, comme l’explique très clairement Anne Goulding.

Pour ce qui est de l’engagement de la société civile, il est vrai que les bibliothèques sont profondément inscrites dans la vie des britanniques comme en témoigne le film « The Safe House » évoqué par Sylvie Decaux ou encore l’interview de l’auteur militant Alan Gibbons. De ce fait, la mobilisation du grand public s’est faite très spontanément et il est passionnant de lire l’interview du bibliothécaire engagé Ian Anstice qui relate la création de son blog en 2010, intitulé Public Libraries News: What’s happening to your library?, qui s’est imposé pour relayer toutes ces initiatives qui apparaissaient sur tout le territoire.


3/ Vous qui connaissez bien la situation de la lecture publique britannique, le travail d’analyse conduit pour l’ouvrage vous a-t-il apporté quelques surprises ? Plus globalement, qu’enseigne-t-il aux communautés professionnelles françaises ?
Beaucoup de choses m’ont impressionnée ! D’abord, la mobilisation des professionnels qui comme Ian Anstice depuis près de vingt ans collecte et archive toutes les informations relatives aux bibliothèques. Autre surprise, c’est la présence de la question « bibliothèque » dans les grands quotidiens, et particulièrement dans le Guardian. Lire le fil relatif aux « libraries » dans le site du quotidien en ligne est vraiment passionnant. Rendez-vous compte que l’article mentionné ci-dessus a été partagé plus de 25 000 fois ! Autre surprise, c’est la présence de cette question dans les débats parlementaires. Enfin, ce sont les mobilisations individuelles qui ont été considérables ! Si en France, on a l’impression que les auteurs se mobilisent volontiers pour les librairies indépendantes, en Grande-Bretagne, on a l’impression que c’est vers les bibliothèques que penche le cœur des auteurs, de Zadie Smith à Jonathan Coe comme l’évoque Adèle Zwilling dans sa contribution.


4/ Pendant la période de crise que vous décrivez, de nombreuses mobilisations et prises de positions se sont exprimées. Parmi toutes les actions conduites, il y a notamment eu des « read-ins ». De quoi s’agit-il ?
Comme l’explique Clémence Fourton dans sa passionnante contribution « Le read-in est directement inspiré du « sit-in » employé dans les mouvements de désobéissance civile, et adapté au contexte de la bibliothèque. Il s’agit là d’une réutilisation d’un mode d’action existant : tout en signifiant leur spécificité et leur créativité, cela permet aux opposant.es au gouvernement d’inscrire leur action dans le temps long du mouvement social ». Le site Voices for the Library consacrait en 2011 une page à ces manifestations qui commence par ces mots « Les Read-Ins constituent un moyen de démontrer la nécessité des bibliothèques publiques et le désaccord avec les décisions des conseils locaux. Elles sont conviviales pour les familles, pacifiques et rassemblent des personnes de toute la collectivité qui partagent la conviction que les bibliothèques publiques sont un service public essentiel. »

Autre jeu de mot intéressant sous la forme de private joke pour bibliothécaires, on a pu appeler ces mobilisations des 'shhh-in', comme l’ont été en 2011 les mobilisations contre les fermetures de 450 bibliothèques dans le Sud Yorkshire, Lancashire, Gloucestershire, Dorset et Oxfordshire.

 
5/ La finalisation de l’ouvrage s’est faite dans le contexte très particulier du confinement et de la fermeture des bibliothèques, en Angleterre aussi. Que vous a inspiré cette période ? Quelles réflexions a-t-elle ravivées ?

Effectivement, en avril dernier, la fermeture forcée des bibliothèques pour cause de pandémie un peu partout dans le monde est entrée en résonance avec les ultimes relectures du manuscrit.  C’est au moment où on est privé d’une personne, d’un service, d’un bien que l’on peut mesurer ce qu’il nous apporte, ce qui fait « sa valeur ». Pour soi, ses proches, son quartier et toute la société.
Certaines études socio-économiques d’impact portent justement sur ce « consentement à payer » pour remplacer ou rouvrir un service qui serait supprimé. La crise oblige à penser à quoi on sert. La sanction pourrait être très sévère, si l’on constate que l’on ne sert à rien, et qu’on fait aussi bien sans !
En tant que responsable de la mission Marketing à la bibliothèque de Sciences Po Paris, je suis particulièrement sensible à ces questions de valeur contingente et sociétale des bibliothèques. Il faut maintenant s’efforcer d’être « antifragile » qui est la qualité des systèmes qui s’améliorent à l’occasion de certaines crises plutôt que ne cassent comme le feront d’autres, voire même profitent d’un certain chaos pour se réinventer
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Propos recueillis par Véronique Branchut-Gendron 
Le 15 juin 2020